Le problème Michéa

Auteur d’une dizaine d’essais, Jean-Claude Michéa se réfère à l’anarchisme d’une façon qui interroge. Récemment sa pensée a subi des attaques en règle de la part d’intellectuels de gauche. Mais que dit cet agrégé de philosophie ? Et qu’est-ce qui pose problème ?

Unicité du libéralisme

Pour Michéa, le libéralisme s’est imposé suite aux guerres de religions pour conjurer tout conflit moral au moyen d’une neutralité axiologique basée sur la conception d’un homme égoïste agissant selon son intérêt bien compris. Le libéralisme est dénoncé dans sa totalité : sur le plan économique, le marché mais aussi sur le plan politique, le droit et la culture. Ainsi, il renvoie dos à dos la droite et la gauche – l’extrême-gauche étant considérée comme son avant-garde spectaculaire – dans leur acceptation du libéralisme. Le mouvement ouvrier qui s’était en France tenu à l’écart du parlementarisme aurait été contraint de se rallier à la gauche bourgeoise au moment de l’affaire Dreyfus. De là date, selon lui, un amalgame entre la gauche et mouvement ouvrier (1).

Le moralisme de la droite serait un leurre électoral contredisant le soutien politique à un marché moralement néfaste. À gauche, le combat pour les droits des minorités se serait substitué au socialisme. La vie politique se résume en une gestion sans idéal dans la croissance illimitée et conjointe du marché et du droit. L’objectif du libéralisme politique serait la régularisation sans jugement moral de tout comportement du moment qu’il se fait par consentement et sans nuire à autrui. Le marché est « la seule base philosophique dont dispose le libéralisme politique et culturel. » (2) L’argent met tout le monde d’accord : « plus le Droit libéral et sa culture relativiste séparent, plus le Marché libre et sa logique des affaires doivent réunir ». (3) Mais comme le marché, c’est la concurrence généralisée, la pacification libérale est vouée à l’échec. Tout se fonde donc sur un compromis incessant résultant des rapports de forces. Mais c’est bien le marché atomisant sans cesse les rapports sociaux qui est devenu la nouvelle utopie. Une organisation scientifique de la société par ses élites qui vise à marchandiser toujours plus l’humain avec pour horizon ultime son obsolescence.

Michéa et l’anarchisme

D’après le philosophe de Montpellier, l’anarchisme signifie se défier du désir de pouvoir ou de carriérisme. C’est une haute aspiration morale, une volonté d’éducation, un préalable. Opposée à la conception libérale pessimiste, la liberté altruiste de l’anarchisme est la seule alternative à l’égoïsme, à la volonté de domination et au totalitarisme. Mais pour aussi cohérente que paraisse sa thèse de la complémentarité entre libéralisme politique et économique, Michéa est contraint de la nuancer assez fortement. D’une part, il ne remet pas totalement en cause le marché. Son socialisme comprendrait un secteur privé important. (4) D’autre part, il admet que le libéralisme originel garde un attrait pour un esprit anarchiste. Les premiers libéraux politiques ont joué un rôle primordial dans la conquête de libertés essentielles ; émancipations qui concordaient avec les revendications du mouvement ouvrier. Il estime que la conquête des droits de l’homme est une base de départ privilégiée pour une société socialiste.

Mais elle n’est pas suffisante pour assurer l’autonomie. Elle n’engage pas collectivement. La sacralisation libérale des droits de l’homme contribue à leur négation. Si on peut parler, par exemple, d’une libéralisation des mœurs, il ne s’agit pas de leur libération effective. La libéralisation n’est pas l’émancipation. Le droit libéral aboutit à une production sans fin de lois et d’interdits. La liberté d’expression est non seulement menacée par le marché mais aussi par un climat de suspicion menaçant quiconque s’exprime de poursuites judiciaires. Les États libéraux doivent enraciner les principes du marché dans une société rétive à celui-ci. En contradiction avec ses dogmes officiels, l’État « est, en permanence, tenu d’intervenir afin de laisser faire. » (5) Le militantisme communiste passé et le marxisme de Michéa le freinent dans une remise en cause profonde de la domination étatique. Si bien que ses analyses sont peut-être au fond proche de la social-démocratie au sens presque originel du terme. Il tient à se démarquer du mouvement anarchiste actuel car selon lui il se distingue fort peu de l’extrême-gauche. Comme si, entre autre, refuser le système électoraliste n’était qu’un détail. L’anarchisme étant pour lui une « propédeutique », on ne saurait que trop l’encourager à passer aux études supérieures.

Les formes de la domination ne sont plus uniquement celles du patriarcat pense notre agrégé. Elles coexistent avec une forme « matriarcale » qui induit une illusion de libre choix. Le capitalisme offre un idéal hédoniste : la pulsion est sans cesse stimulée mais jamais comblée. L’aliénation s’appuierait aujourd’hui plus sur la séduction que la répression, le spectacle étant la meilleure des polices. Ce système « impose comme un dû l’amour inconditionnel du sujet et, de ce fait, il fonctionne d’abord à la culpabilisation et au chantage affectif, sur les modes, déclinables à l’infini, de la plainte, du reproche et de l’accusation ». Le patriarcat soumet de l’extérieur. Cette nouvelle domination s’exerce de l’intérieur. Le sujet doit céder sur son désir et adhérer de tout son être « sous peine de se voir détruit dans l’estime qu’il a de lui-même » (6). Ce « matriarcat » qui peut être le fait aussi bien d’un homme que d’une femme s’exprime d’une façon étouffante et inconsciente difficilement repérable. Par ce que ces formes de domination ne sont jamais démontées, la volonté d’autonomie se serait arrêtée à mi-chemin. Le refus d’admettre une liberté autre que la sienne qui est le propre de la jalousie, la querelle puérile au sujet de n’importe quoi, expression inconsciente de luttes de pouvoir se manifestent à tous les niveaux de l’existence. D’où l’émergence d’une société de contrôle baignant dans un climat d’autocensure ou d’expertises visant à déconsidérer les aspirations populaires. À la guerre de tous contre tous se serait ajoutée « la nouvelle guerre de chacun contre lui-même ». (6) Le terme de « matriarcat » laisse perplexe. Cette critique peut être interprétée comme une forme de masculinisme. Les sociétés matriarcales ont parfois été présentées comme proches du projet anarchiste. Mais en dépit de l’aspect assez confus de tout ceci, on perçoit cependant bien là une réalité de pouvoir à combattre.

Un socialisme décent

Le capitalisme est un « fait social total » : son influence ne se limite pas à l’économie mais à toute la culture dit notre essayiste. La gauche ne comprend pas « que le capitalisme s’effondrerait si les individus cessaient brutalement d’intérioriser en masse – et à chaque instant – un imaginaire de la croissance illimitée et une culture de la consommation » (7). La redistribution égalitaire des richesses est importante mais pas suffisante pour sortir de l’aliénation. Une société socialiste se baserait sur des vertus morales populaires et non sur le droit et le marché. À la manière de ce que Debord appelait la construction de situations, il s’agit de créer un contexte qui favorise l’honnêteté, la générosité, la loyauté, la bienveillance, l’entraide, l’égalité, l’amitié (etc.) comme le capitalisme aujourd’hui favorise l’égoïsme. La common decency d’Orwell est un ensemble de vertus traditionnelles auxquelles le peuple attache beaucoup plus d’importance que les élites. Elles peuvent se résumer aux capacités nécessaires pour le donner, recevoir et rendre décrit par Mauss. La décence commune désigne une société où « chacun aurait la possibilité de vivre honnêtement d’une activité qui ait réellement un sens humain ». (8) La question politique ne se limiterait pas à des mécanismes institutionnels mais aussi psychologiques et moraux : recherche de l’autonomie par la mise à jour des ressorts inconscients de la domination. Michéa, par le vocable de « gens ordinaires », pense que le ralliement de la classe moyenne à une perspective de changement radical est primordial. La lutte de classes ne recouvrirait que partiellement le clivage politique. Les bourgeoisies de gauche et de droite, si elles feignent de s’affronter politiquement, s’opposent aux « gens ordinaires » de droite ou de gauche.

Critiques acerbes de la gauche

Rien n’indique bien sûr chez l’auteur, qu’il convient d’effectuer un retour au patriarcat ou de restaurer un ordre moral. Mais c’est le libéralisme de gauche qui, selon lui, constituerait une source majeure de malaise. Car sa logique se combinerait avec celle du marché pour détruire une à une toutes les structures élémentaires de la solidarité traditionnelle (famille, village, quartier) qui permettaient l’existence d’une moralité populaire. Pour le philosophe, la xénophobie serait étrangère à une logique libérale dont le souci est de savoir si il est rentable d’exploiter un travailleur en fonction de critères strictement comptables et non pas sur des bases ethniques. Si il convient d’empêcher la persécution des minorités, défendre l’immigration ne serait pas révolutionnaire : ce serait simplement faciliter la tâche au patronat qui ne demanderait pas mieux qu’une main d’œuvre docile. Michéa réserve ainsi ses critiques les plus dures aux défenseurs des « sans ». Il juge que la bourgeoisie de gauche est fascinée par les marginaux (bohème, nomadisme) ce qui l’éloigne d’autant plus du monde ouvrier et des classes moyennes. Certes à la figure de l’ouvrier, autrefois adulée par l’intellectuel de gauche, s’est substituée celle du beauf tandis que la thématique de l’exclusion est devenue centrale.

Mais la lutte contre l’exclusion repose sur une réalité sociologique : celle de la précarité et de l’exigence de mobilité libérales que Michéa précisément critique. Défendre les exclus, c’est leur donner des droits face à l’exploitation. Comme dans tout autre combat concret, on est bien sûr loin de la révolution sociale. Mais Michéa dit lui-même qu’une société décente part nécessairement des droits humains. La mobilité migratoire est imposée. Penser que les migrants s’inscrivent dans un contexte local, qu’ils font partie d’un quartier ou d’un collectif de travail relève du bon sens. Assurer la solidarité entre les travailleurs quelques soient leurs origines repose sur un fondement du mouvement ouvrier : l’internationalisme dont Michéa semble penser qu’il n’est aujourd’hui que le fait des capitalistes.

Utilisation de sa pensée par l’extrême-droite

Après La double pensée, Michéa se répète et exprime une aigreur toujours plus vive à l’égard de la gauche. Sa critique de la modernité si elle est, à certains égards, perspicace finit par atteindre ses limites politiques. Car il y a bien un moment où Michéa doit servir politiquement. Il s’est exprimé dans diverses tribunes libertaires ou décroissantes. Mais c’est plutôt dans les milieux nationalistes ou conservateurs qu’il intéresse. (10) Outre le nationalisme de gauche version Mélenchon ce sont quasiment l’ensemble des courants d’extrême-droite qui le trouve utile. Forcément à force de taper sans fin sur la gauche, on finit par intéresser la droite. C’est très grossièrement ce que les critiques de Michéa pensent. Luc Boltanski, Serge Halimi, Frédéric Lordon, Philippe Corcuff, Max Vincent ou Anselm Jappe à des degrés divers estiment que sa critique du progrès est réactionnaire. En réponse à Philippe Corcuff, Michéa affirme que peu importe ce à quoi servent ses idées du moment qu’elles sont vraies (11). Dans une interview à Marianne, il répond sur cette utilisation par l’extrême-droite. (12)

Et au fond, on a presque l’impression qu’il se réjouit que sa pensée circule dans les caniveaux néo-fascistes. Bien sûr, on sent confusément que ce n’est pas ce combat-là qu’il veut servir. Mais après tout ce n’est pas grave si l’extrême droite est l’antithèse absolue de toute émancipation. Pas grave puisqu’elle aussi prétend vouloir combattre le capitalisme et qu’elle produit même des analyses « lucides » qui ont toutefois l’inconvénient d’être ambiguës et antisémites… Or si l’extrême-droite utilise cette rhétorique anticapitaliste, en puisant notamment chez Michéa, c’est par ce qu’elle veut le pouvoir. L’extrême-droite a besoin de la masse pour accéder à l’État. Pour cela, elle doit utiliser un discours vaguement anticapitaliste. Michéa constitue un penseur de choix pour ce faire car il cible quasi-exclusivement et outrancièrement la gauche sans démonter franchement l’extrême-droite. C’est donc en partie par ce que son discours n’est pas juste qu’il est récupéré.

C’est de sa responsabilité de ne pas analyser clairement cette utilisation par les nationalistes de droite ou de gauche. Clairement par ce que Michéa aime parler et écrire tout en circonvolutions à la manière d’un prof faisant d’interminables digressions pour placer telle ou telle référence. C’est intéressant mais il ne condamne pas un instant sa récupération. Il préfère cibler seul le capitalisme. Or si le patriotisme se médiatise comme l’unique solution au libéralisme, c’est que le capital a toujours su habilement jouer avec lui. Inciter les dominés à s’opposer en fonction de leurs origines dissout la lutte de classes, sert la bourgeoisie et l’État. Le libéralisme provoque le repli identitaire, il se créé ainsi un bien utile faux ennemi. Évidemment, l’antifascisme ne mène à rien tant que l’on ne propose pas d’alternative radicale au capital et à l’État ce que font les anarchistes. (13) Mais cela n’enlève aucune responsabilité à l’extrême-droite en elle-même.

Orwell savait sublimer sa pensée en des romans qui s’adressaient à tous. Il a combattu physiquement le fascisme en Espagne. Il s’est intéressé de très près aux exclus. Il ne se gargarisait pas de citations de Marx ou d’Engels. Il s’est refusé à toute récupération de droite lorsqu’il dénonçait les crimes staliniens. Il s’est toujours placé à gauche. Ce n’est pas le cas de Michéa dont l’expression tourne en rond et dont on s’interroge sur ses actes. C’est toujours moins inquiétant dit-il d’être utilisé par le FN que par le MEDEF. Pas certain que préférer la peste au choléra relève du plus grand discernement intellectuel et combatif.

Alexis.

(1) Les Mystères de la gauche
(2) La Double pensée, p. 45
(3) Ibid., p. 153
(4) Le Complexe d’Orphée, p. 117
(5) La Double pensée, p. 117
(6) L’Empire du moindre mal, p. 175. Michéa emprunte cette thèse freudo-marxiste à Slavoj Zizek dans Le spectre rôde toujours.
(6) Ibid.
(7) La Double pensée, p 94-95
(8) Ibid. p. 157
(9) Ibid, p. 174
(10) En 2001, Michéa a coécrit un livre avec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner. En mars 2013, Causeur lui ouvre ses colonnes.
(11) En réponse à Corcuff, Mediapart
(12) Michéa face à la stratégie Godwin, Marianne
(13) Cf. Monde Libertaire n° 1706, p. 9

Ce texte a été très profondément remanié depuis sa date de publication initiale sur ce blog. Il est paru dans Le Monde Libertaire n° 1735 du 20 mars 2014.

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