À vos ordres ? La Grande Guerre, le consentement, le militarisme et la révolution

Soumission massive d’êtres humains au pouvoir militaire, la guerre de 14-18 n’a pas vraiment de précédent. Comment est-on arrivé à faire accepter un tel sacrifice ? Le travail d’Emmanuel Saint-Fuscien permet d’éclairer le phénomène en s’intéressant aux rapports d’autorité au sein de l’armée française de la Grande Guerre (1). Cet historien observe que pour les tribunaux militaires les soldats ont massivement obéi : les jugements pour refus d’obéissance sont quasiment insignifiants. C’est pendant les moments de cantonnements et a fortiori durant les déplacements que l’indiscipline se manifeste le plus et que la distance hiérarchique est la plus marquée. Pour la justice militaire, la désobéissance s’exprime principalement à travers l’abandon de poste et la désertion qui vont du simple retard de retour de permission à la fuite du champ de bataille. Les mutilations volontaires, qui furent en réalité assez rares, ont inspiré au départ de la guerre une véritable peur panique aux autorités. L’expertise médicale donne aux médecins une autorité inégalée.

Les archives judiciaires révèlent qu’une grande part des peines infligées pendant la guerre ne furent pas appliquées. Mais la traduction devant un conseil de guerre conserve pendant tout le conflit un caractère redoutable et inspire une crainte constante chez les soldats. La mise en scène de l’autorité militaro-judiciaire est faite pour impressionner et intimider. Les parades d’exécutions – en particulier celle qui se déroulent en 1914 – se veulent une démonstration exemplaire à laquelle de nombreux soldats doivent assister. Il s’agit de déshonorer et d’humilier le(s) fusillé(s), de désigner un bouc-émissaire afin de resserrer le groupe tout en maintenant la terreur de la dégradation et de l’exécution. Citations, croix de guerre et autres récompenses assouvissent le besoin de reconnaissance tout en maintenant cette même cohésion.

Durant une action sous le feu, le soldat échappe au contrôle des chefs directs rendus invisibles ou inaudibles par les conditions du combat. L’augmentation de la technicité des soldats, le combat en plus petites unités, l’expérience du feu des survivants accroissent cette relative indépendance. Les temps d’attente dans les tranchées créent une promiscuité avec les chefs qui malgré des avantages matériels sont soumis aux mêmes dangers et parfois aux mêmes souffrances. Le commandement s’incarne à travers une série d’objets : galons, montre, sabre, jumelles ou revolver. Ce dernier – bien que parfois de simples soldats en soient munis – représente l’arme de la contrainte : il est utilisé comme menace afin de forcer les hommes à aller au feu. La justice retient comme circonstance aggravante le fait pour un mutin de s’en être servi.

L’auteur relève que l’autorité s’est exercée dans l’armée d’une façon très personnelle ce qui n’était pas la conception du commandement impersonnel, absolu et de principe d’avant-guerre. Le soldat obéit à un homme dont les mots et les gestes le séduisent et ont valeur d’exemple. C’est une autorité qui se base sur la technique et la soumission des volontés par la suggestion. En outre, un registre lexical lié à l’affectif est utilisé pour décrire l’autorité. Être aimé de ses hommes est perçu comme un moyen très sûr de se faire obéir. Amour à la symbolique paternaliste et virile. Mais pas seulement. La tendresse, la bienveillance, la douceur sont aussi évoquées d’une façon plus « maternelle » en particulier lorsqu’il s’agit de très jeunes soldats. Ainsi l’officier est souvent celui qui donne les premiers soins sur un blessé. « L’absence de consolation surgit aux heures les plus tragiques qui précèdent la mort. Les appels à leur mère des agonisants blessés entre les lignes restent un des souvenirs les plus épouvantables pour de nombreux témoins » rappelle l’historien.

Après la guerre, la « pensée » militaire se trouve marquée par le culte du chef et confère à l’autorité personnelle un caractère de plus en plus irrationnel. Des parallèles se font entre l’autorité de l’officier et celle du patron ; l’expérience militaire est réinvestie dans le domaine social. En fin de compte, l’auteur émet l’hypothèse que cette relation personnelle de pouvoir, qui n’a en soi rien de nouveau mais qui a été vécue en masse par les hommes de la Grande Guerre, aurait été déterminante pour la vie sociale, politique et culturelle de l’entre-deux-guerres et éventuellement dans la montée du fascisme.

La thèse que défend Emmanuel Saint-Fuscien est celle d’une pression disciplinaire plus dure au début qu’à la fin du conflit « car la contrainte exercée par les uns s’était adossée au consentement des autres ». Plus les troupes adhéraient, plus la discipline, l’arbitraire et la violence du commandement furent forts. À partir de 1916, les menaces et la brutalité sont davantage ouvertement remises en question. Pendant les quatre derniers mois de 1914, l’armée exécute 200 hommes environ. Entre mai et août 1917, au cours du mouvement des mutineries, 50 hommes sont exécutés. Le risque de rupture était bien plus important en 1917 qu’en 1914 car le consentement était considérablement affaibli. L’arbitraire meurtrier de la justice militaire s’adapte en conséquence. Par contre, note l’historien, la pression disciplinaire n’a fait qu’augmenter à l’arrière en particulier à la fin 1917. Alors que la révolution soulève la Russie, Clemenceau redoute une subversion de l’opinion par les soldats permissionnaires et envoie des directives extrêmement fortes. En début de conflit, une relative souplesse règne à l’arrière alors que la justice est expéditive au front. Après trois ans de guerre, c’est l’inverse : plus d’autonomie au feu mais grande répression à l’arrière.

Il faut déplorer dans cette étude que les sources soient principalement militaires et judiciaires. La parole des soldats apparaît trop peu si ce n’est à partir des rapports d’opinion du contrôle postal ou d’extraits littéraires. C’est donc avant tout une histoire de l’autorité dans l’armée de 14-18 par ceux qui l’ont exercée. Le manque de sources directes sur l’opinion des soldats jette un doute sur la réalité de leur consentement. Consentir implique un certain choix. Était-ce bien le cas ? Ce consentement paraît se substituer à l’idée de contrainte et semble évacuer l’hypothèse d’une construction étatique de l’acceptation par l’opinion. Si on établit que la pression militariste fut beaucoup plus forte sur le front à l’entrée en guerre et que la crainte d’une subversion de l’arrière se manifesta fin 1917, on peut aussi supposer que c’est parce que l’État avait peur, non sans quelques raisons, que le peuple ne joue pas le jeu. Après avoir affirmé la pluralité des attitudes face à la mobilisation, l’historien Nicolas Offenstadt écrit dans un article du Monde : « Il y eut quelques démonstrations d’enthousiasme, mais on ne voit guère de joie dans les quartiers ouvriers de Hambourg, de Berlin, ou dans de nombreuses régions rurales. Beaucoup de témoignages évoquent même de la tristesse. S’il fallait donner une ligne générale, elle tiendrait plus de la résolution et de la résignation que de la « fleur au fusil », véritable mythe que les travaux ont démonté pour les différents pays engagés. » (2)

Du 27 juillet 1914 jusqu’à la mobilisation du 2 août, entre 80 000 et 100 000 personnes manifestent encore en France contre la guerre. Le 16 décembre 1912, la CGT avait lancé une journée de grève générale contre la guerre. En mai 1913, c’est une vague de rébellion dans les casernes françaises suite à la prolongation de la durée du service militaire à 3 ans. La répression pro-militariste est inouïe et la CGT se déchire sur la riposte à adopter. Mais pour que la grève générale puisse retourner le cours de l’histoire, il aurait fallu que les ouvriers allemands et français parviennent à s’entendre. Dans un livre récent sur Rudolf Rocker (3), Gaël Cheptou évoque les rapports d’avant-guerre de la CGT avec les syndicalistes allemands divisés entre centralistes et syndicats de base ou localistes. Faute d’avoir reçu l’aval du SPD, les premiers avaient refusé une manifestation contre la guerre. En 1906, la CGT décida alors de rentrer en contact avec les localistes regroupés au sein de la FVdG (Association libre des syndicats allemands). Mais les contacts n’aboutirent pas vraiment : la CGT ayant tendance à faire « la leçon à la FVdG » allant jusqu’à conseiller de faire l’entrisme dans les partis sociaux-démocrates pour y prôner la grève générale et l’antimilitarisme. « La CGT éblouissait ses sympathisants de l’étranger, mais sans leur apporter la moindre chaleur » résumera Max Nettlau. Il semble que la CGT ne comprit pas les divisions du syndicalisme allemand déterminées par la question de la mainmise du SPD sur le mouvement ouvrier. Les localistes ne pouvaient faire face à la bureaucratie, à l’intimidation et à l’exclusion pratiquées par les centralistes et retourner les syndicats allemands sur leurs positions comme la CGT leur conseillait. À partir de 1909, la CGT entama une tactique assez politique de conciliation avec les centralistes et entra elle-même dans une crise amplifiée par la répression et le travail de sape des réformistes et de la SFIO.

Dans les rangs socialistes, on se souviendra que Jean Jaurès avait écrit en 1911, L’Armée nouvelle, un livre dans lequel il proposait une organisation défensive totalement militarisée de la société, la nation armée étant selon lui le plus sûr moyen de conserver la paix. Les associations ouvrières pouvaient « subvenir en vue de la préparation au grade d’officier aux frais d’études » de ceux des fils d’ouvriers dont un examen aurait démontré l’aptitude. Jaurès proposait une éducation physique avec « exercices de tir » dès l’âge de 10 ans sous la direction et le contrôle d’officiers et sous-officiers. Là-dessus, il ne proposait rien de très nouveau. Après la guerre de 1870, la volonté de revanche avait fait naître un courant d’opinion en faveur de l’éducation militaire. En 1871, les recteurs sont informés par le ministère de la Guerre que le gouvernement attache une grande importance aux exercices de maniements du fusil dans la jeunesse. L’instruction militaire obligatoire pour les garçons dès l’école primaire est mise en place en 1880 sous l’impulsion de Jules Ferry. De 1882 à 1892 furent même institués des « bataillons scolaires ». Si l’école se devait de former des républicains, il s’agissait aussi de bons futurs soldats aptes à mourir pour la patrie.

On rappellera que l’enthousiasme belliciste toucha aussi le milieu libertaire. Sans parler du cas tant évoqué de Kropotkine, on oubliera pas de mentionner, par exemple, celui d’Émile Pouget. Du 7 août au 6 septembre 1914 dans La Guerre sociale, Pouget abandonne sa chronique syndicale pour une rubrique de « choses vues » : « il y a de l’héroïsme dans l’air. L’atmosphère en est saturée » écrit-il ; le peuple se bat pour défendre la liberté contre la barbarie allemande. Du 14 mai au 16 octobre 1915, sous le titre « Vieille Alsace », il publie un feuilleton dans L’Humanité sorte de roman moral et patriotique évoquant l’occupation allemande depuis 1870 (4). Il faut aussi se souvenir que des libertaires surent s’opposer à la guerre. En 1910, le soldat Louis Lecoin refusant de participer à briser une grève de cheminots est condamné à 6 mois de prison. En 1912, au sein de la Fédération Communiste Anarchiste, il déploie une intense activité dans une campagne contre la guerre. Il subit une très vive répression et est emprisonné jusqu’en 1916. Libéré, il est mobilisé dans une section disciplinaire. À nouveau insoumis, Louis Lecoin ne se cache pas. Il participe à la rédaction d’un tract signé du Libertaire intitulé « Imposons la paix » qu’il distribue seul à Belleville. Il est condamné à un an de prison. Quatre jours après sa sortie, il est une nouvelle fois arrêté. Il restera enfermé jusqu’en 1920. (5)

Dans l’avant-1914, il est important de souligner que, depuis la naissance du syndicalisme révolutionnaire, la France est marquée par une forte secousse sociale. Comme l’a décrit, par exemple, Anne Steiner, entre 1908 et 1910, Paris et sa banlieue sont secouées par des manifestations ouvrières violentes. (6) En une fatale réversibilité, l’énergie révolutionnaire du début du XXe siècle s’est-elle muée en force guerrière patriotique ? Le syndicalisme révolutionnaire est né 24 ans après la Commune qui se lève suite à la défaite contre les Prussiens. On lit même parfois – en dépit de la tendance internationaliste communarde – que la Commune fut en partie une réaction patriotique contre les germaniques. En fait, tout cela pose la question cruciale des relations entre patriotisme et révolution. Comment s’opère la (con)fusion entre nationalisme et révolution ? Quel est le rôle de la violence ? Ces questions sont primordiales car elles traversent l’histoire révolutionnaire. Bien au-delà de 14-18, ce sont les liens entre guerres et révolutions qui sont à questionner en particulier du point de vue libertaire. Une révolution sociale anarchiste menée comme une guerre peut-elle conduire à autre chose que la reconstitution de ce qu’elle combat : un État, une armée, un capital, un salariat ? (7)

(1) À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, éditions EHESS, 2014.
(2) Pour en finir avec dix idées reçues sur la guerre de 14-18, 4 novembre 2013. Voir aussi : Jean-Jacques Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, contribution à l’étude de l’opinion publique, printemps-été 1914, Presses de Sciences Po, 1977.
(3) À contretemps, Rudolf Rocker ou la liberté par en bas, Nada-Les Éditions libertaires, 2014.
(4) Émile Pouget : biographie et articles choisis <http://www.pelloutier.net/livres/livres.php?ref=25#_ftnref3> et notice d’Émile Pouget dans le Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone, éditions de l’Atelier, 2014.
(5) Notice de Louis Lecoin, ibid. Voir aussi Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, supplément au journal Liberté, 1965.
(6) Le goût de l’émeute, l’Échappée, 2012.
(7) Lire à ce sujet les écrits d’André Bernard et Pierre Sommermeyer.

Alexis, FA individuel Martigues (13).