La psyché anarchiste : une protestation vitale

« Ne chantez pas la mort, c’est un sujet morbide » Léo Ferré.
« I just wanna walk right out of this world cause everybody has a poison heart » The Ramones.
« Always look on the bright side of life » The Monty Python.
« Love the li(f)e » Sage Francis.
« Oh, viens la vivre. Ta joie de vivre » Barbara.
« J’mangerai un yaourt tous les soirs quand j’serai psychiatre avenue Mozart.» Brigitte Fontaine.

Subvertir. C’est ce que la psychanalyse aurait encore de mieux à faire à lire La psyché anarchiste. En 1979, Nathalie Zaltzman (1933-2009) écrit La pulsion anarchiste pour la revue Topique (1). Réédité en 2011, l’article est mis en débat (2). Mais la confrérie paraît embarrassée. Quelle mouche avait piqué Nathalie Zaltzman pour choisir ce mot plutôt rare en psychanalyse ? Et quelle lecture anarchiste en faire ?

Dans le jargon freudien, les pulsions de vie sont expansives, unificatrices, possessives. Elles visent à l’annexion, à l’ordre. Elle sont grégaires et s’opposent aux pulsions de mort théorisées par Freud après la Première Guerre mondiale. D’abord dirigées vers l’intérieur (autodestruction) puis vers l’extérieur (agression), celles-ci « tendent à la réduction complète des tensions » (3). Elles cherchent à briser les liens. Pour Nathalie Zaltzman, la pulsion anarchiste est un courant de la pulsion de mort. Elle défait des attaches. C’est une force de désordre qui proteste contre un ordre oppressant. Mais le mot anarchiste n’est pas choisi pour son sens dit négatif. C’est pour vivre libre en construisant de nouveaux liens émancipateurs que cette pulsion veut se délier. Un retour à soi. Un cri du corps. Elle défait la soumission au désir-besoin de l’autre. Dès lors, la dynamique de vie peut à nouveau se déployer. La révolte peut s’enrôler sous le drapeau de l’amour mais celui-ci n’est qu’idéologique. Son énergie psychique naît des propres pulsions de mort de l’individu afin de braver une mise en danger mortelle dans un rapport de force sans issue. « Le mouvement anarchiste surgit lorsque toute forme de vie possible s’écroule » selon la psychanalyste et dans ce contexte il sauve « une condition fondamentale du maintien en vie de l’être humain : le maintien pour lui de la possibilité d’un choix ».

Camus partait de la question du suicide pour aboutir à son ambivalente formule : « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Bakounine écrivait qu’« il n’y a pas de révolution sans destruction profonde et passionnée, destruction salvatrice et féconde parce que précisément d’elle, et seulement par elle, se créent et s’enfantent les mondes nouveaux. » (4) Dans sa « folie très raisonnable », Fritz Oerter semble répondre que « l’effort du socialisme ne doit pas être simplement destructeur ». Mais « pour les partisans du socialisme non-violent, on épargnera aucun châtiment, aucune persécution, les meneurs du mouvement seront jetés en prison ou en asile psychiatrique, on les abattra ou on les fusillera pour délits de fuite. La conséquence en sera que l’esprit de ce mouvement en deviendra plus puissant ». (5) Destruction réactionnaire. Sacrifice révolutionnaire. Schéma classique. Je n’entends pas multiplier les fastidieuses références pour montrer à quel point l’hypothèse d’une dimension initiale en partie destructrice de l’anarchisme – et plus globalement du mouvement révolutionnaire – est vraie. Elle est discutable. Mais difficile de la balayer vite fait. Ces psys nous renvoient un cliché sans doute répandu. Une raison pour tenter de comprendre.

C’est dans sa pratique clinique que Nathalie Zaltzman repère une poussée libertaire : « Le moment où la disjonction cesse de fonctionner, le corps de s’affoler et la parole de s’éloigner du corps est le moment où le patient se découvre libre de moi, libre de ne pas aimer, libre de ne pas être aimé, sans en mourir ». Ainsi prend-elle l’exemple de l’anorexie comme une volonté de délier la nourriture-amour de la nourriture-besoin par une mise en danger du corps qui n’est pas à mettre sur le compte d’une force libidinale mais bien d’une pulsion anarchiste. À travers l’expérience-limite, « l’anorexique sauve ses raisons de vivre ». La psychanalyste étend son étude aux Inuits décrits par Jean Malaurie (6). Lorsqu’un chasseur décide de partir affronter l’ours seul, sans réelle nécessité, les autres membres du groupe qui ont moins de force physique sont parfois saisis de perdlérorpoq. Un déchaînement de violence solitaire où la personne déchire ses vêtements et courre se confronter au froid extrême. Un missionnaire veut administrer du bromure à une femme saisie de perdlérorpoq. L’entourage explique qu’elle a juste trop de forces en elle et que ce paroxysme est salvateur. Ils veillent au déroulement de la crise, ne l’empêchent pas sauf en cas de danger mortel. Nathalie Zaltzman fait le rapprochement avec ces patients « qui ont connu dans leur enfance le contresens du missionnaire, le bromure et ses équivalents, la suspicion de la folie, le désir des médecins et de l’entourage familial de les calmer au lieu de reconnaître leur rébellion à l’ordre et leur état de souffrance pour ce qu’ils sont : une protestation vitale. » L’univers concentrationnaire où parmi les déportés « les confiances ne s’engagent que sous le signe de ruptures imminentes » présente selon elle également la trace de cette pulsion anarchiste comme ressource de vie. Cette force libertaire, c’est celle de la lucidité : « pouvoir résister à la mort, c’est d’abord en reconnaître la présence et renoncer aux faux-fuyants. C’est aux pulsions de mort anarchistes que l’esprit humain emprunte la force de ne pas se réfugier dans le déni, l’illusion, la dénégation ».

À la différence d’autres concepts, la pulsion de mort, trop controversée, ne s’est pas imposée. Elle peut nourrir mélancolie ou masochisme. Mais sa place dans le courant vital est rejetée. D’où de nombreuses impasses thérapeutiques selon la psychanalyste. Il est sans doute plus juste de parler de lien et de séparation plutôt que de vie et de mort. La psyché anarchiste déjoue la contrainte du Surmoi – constitué sur les interdits et exigences parentales – en rendant possible la multiplicité de l’identité : « quand tous les autres liens sont rompus (…) il reste quand même un lien vital qui est au fondement de la possibilité de survivre : le lien avec l’ensemble humain. » Alors la vie se danse entre union et division. Il n’y a pas de totalité. De dépassement ultime. Rien d’immuable. Ce qui fixe unilatéralement et définitivement s’oppose à la vie. Il y a un jeu permanent entre liens et ruptures, la création d’un compromis puis son annulation ou sa modification et un nouvel affrontement, une nouvelle recherche d’accord. Le véritable ennemi du vivant se manifeste lorsque ces forces ne jouent plus entre elles, que ce soit la vie (le lien) ou la mort (la rupture) qui dominent. La pulsion anarchiste porte la psyché humaine comme bigarrée et contradictoire, luttant contre la fin des différences  : « pas de refuge définitif dans un maternel réparateur ou désespérément hostile, mais un affrontement singulier (et peut-être courageux) de ce qui sépare et qui divise. Car le risque narcissique demeure constant : à force d’investir l’unité, la limite se perd. » Les pulsions de mort qui animent toute séparation sont aussi celles qui permettent d’affronter la différence des sexes. Or « s’il n’y a pas de rébellion, s’il n’y a pas de « non », la différence est perdue. »

La psychanalyse s’est vue comme un moyen de régler les défaillances identitaires : souffrances existentielles, troubles narcissiques, dépressions informes, psychoses, somatisations, états-limites. Mais c’est sur le plan collectif de la culture et de l’histoire que la notion d’identité a été gravement atteinte dans ses illusions vitales au cours du XXe siècle des totalitarismes et des exterminations de masse. Or la psychanalyse n’agit que sur le plan individuel où l’identité est inséparable du psychosexuel. Elle a été perçue comme un refuge promettant stabilité et relation amoureuse apaisée. Mais la promesse n’a pas été tenue. Une rencontre est toujours un heurt. Aussi heureuse qu’une relation d’amour puisse être, elle ne stoppe pas – tant mieux – l’instabilité et le mouvement. La psychanalyse ne crée pas de l’ordre. Elle met à jour le désordre. Elle fait « apparaître les forces de résistance qui s’opposent à l’accès à la différence des sexes. » La société lui a payé son tribut. Transformée par ses découvertes, la différence des sexes ne ferait plus mal. La libido officialisée serait neutralisée : « la pression sociale n’a plus besoin d’être puritaine. Son meilleur allié est Éros, et ses grandes unités qui effacent les petites différences – notamment la plus troublante, celle entre un homme et une femme. » L’égalitarisme qui commanderait à la mise en conformité du sexuel aux intérêts de l’ordre social est progressiste. Mais cette égalité nierait la différence. L’adulte se doit d’accéder à l’altérité en convertissant ce qu’il y a d’asocial dans le pulsionnel. Mais, pierre dans le jardin d’enfants, l’accès à l’autre qui dérange et excite ne s’apprendrait pas : « le plaisir de la différence et son déplaisir existent dès le début de la vie psychique. »

Voilà qui est bien définitif. Pour en arriver à utiliser le mot anarchiste, il faut vraiment que la profession soit poussée dans ses derniers retranchements. Critiquée de toute part sur son efficacité, sa phallocratie, son caractère bourgeois, vulgarisée, assainie, intégrée, plongée dans un état de coma avancé dont elle cherche désespérément à se sortir, cette théorie de la psyché anarchiste s’applique au fond avant tout au sort de la psychanalyse elle-même. Ces psychanalystes ne brillent pas par leur connaissance de l’anarchisme en tant que mouvements et idées. Ils partent d’un fantasme de violence et d’asociabilité. C’est évidemment contestable. Il y a presque un côté chrétien dans cette vision romantique, héroïque et naïve. Le déterminisme de la psychanalyse enferme les émotions humaines dans une causalité qui n’est pas vraiment vérifiable – le « délire scientifique » désigné par Lacan. Dans sa pratique au moins elle a le mérite du libéralisme. On ne sait si il faut lui préférer la froideur du calcul des neurosciences. Mais dans sa force psychique initiale même l’anarchisme c’est rechercher du plaisir, jouir, jouer, aimer, s’entraider, se lier, s’ouvrir, s’étendre, apprendre avec l’autre, accorder souvent une confiance par défaut, rechercher la paix et l’harmonie, la bienveillance. Il suffit d’aller voir du côté de Kropotkine ou de Reclus. Dans la lutte, il y a de la vie. Car ce qui la motive c’est aussi l’amour. Non pas en tant qu’idée – n’en déplaise à Nathalie Zaltzman – mais comme énergie première. Ranger la force psychique de l’anarchisme du côté de la mort même si c’est pour s’en défaire ensuite et même si c’est en réponse à une force destructrice encore plus forte, c’est finalement créer un ordre en une impossible mission : soumettre l’anarchie à un seul schéma émotionnel.

Si la psychanalyse se vit avant tout, l’anarchisme également. Pourtant les jeux de pouvoir continuent nécessairement. Parfois ça amuse. Parfois ça fait mal. « Le ça est pour Freud le réservoir premier de l’énergie psychique ; du point de vue dynamique, il entre en conflit avec le moi et le surmoi » nous disent des psys (8). Ah… les conflits, les psychodrames c’est donc ça. L’anarchisme est-il la conscience du jeu du pouvoir subi ou exercé dans ce qu’il a de mortifère et de vital ? Et partant, de ce qu’il convient de faire avec cette science de notre malheur, notre courage face à la ruine, la malédiction, le paradoxe du pouvoir, l’aller-retour inlassable entre idées et pratiques qui fait notre force pour construire ? Le fédéralisme libertaire, c’est la possibilité de pouvoir s’associer ou partir. C’est-à-dire anticiper et respecter la division et l’union, l’association et l’autonomie, le lien ou le repli vital, la liberté et l’égalité. Ce qui s’oppose à l’émotionnel n’est pas le rationnel mais l’insensibilité ou la sentimentalité. Pour agir de façon raisonnable, il faut d’abord avoir été touché par l’émotion (7). Anarchistes, nous partons pour tout ou partie de l’ego : négliger la compréhension des émotions, c’est prendre le risque de courir à l’échec. C’est là aussi que se joue la domination. Mais à la différence de la psychanalyse, nous avons bien l’ambition revendiquée d’agir et de changer les choses sur le plan collectif. Or faut-il attendre voire exiger une revendication de conscience anarchiste de toutes et tous pour avancer vers l’émancipation ? Si l’anarchisme est pertinent c’est qu’il a sa place dans la psychologie humaine. En ce sens l’hypothèse d’un anarchisme inconscient – un pléonasme persifleront nos détracteurs ! – n’est pas inintéressante. Son universalisation n’est heureusement qu’ébauchée dans ce livre. Le plus stimulant est peut-être pour nous ce qui est écrit sur l’anarchisme et la différence. La grande unité, c’est le totalitarisme. La sur-socialisation est la négation de l’individu et donc aussi de toute véritable socialisation émancipée. La fameuse liberté altruiste ne consiste pas à nier l’autre ou à l’englober dans un amour infini. Certains liens ne peuvent s’établir. Respecter ce qu’il y a d’irréductible et d’incompréhensible chez autrui : sa singularité, sa liberté. Ce qu’on ne peut pas analyser, décomposer et au fond détruire. Pour préserver la différence, la vie mouvante et captivante. La lucidité, le regard rationnel et matérialiste sur la fragilité du déni, du charme, du chant, du jeu et de l’illusion.

Alexis.

(1) Revue de psychanalyse créée en 1969 par Piera Aulagnier (compagne de Cornelius Castoriadis) en même temps que le Quatrième groupe, scission de l’École Freudienne de Paris fondée par Lacan.
(2) PUF, 226 p.
(3) Laplanche, Pontalis, Lagache (dir.), Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 7e édition.
(4) Œuvres complètes, Champ Libre, vol. IV, p. 223.
(5) « Violence ou non-violence ? », ACL, 2015, p. 28.
(6) « Les derniers rois de Thulé », Terre Humaine, 1955.
(7) Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, p. 163. Émotion tient sa racine étymologique de mouvement qui donne aussi émeute.
(8) Vocabulaire de la psychanalyse, op.cit.