OCCUPONS TOUT !

Sortir du clivage sclérosant entre légalisme et insurrection permettrait peut-être d’avancer un peu dans le mouvement contre la loi Travail. Les occupations de places hésitent entre un refus de toute verticalité, un légalisme constituant ou l’électoralisme. Les défilés syndicaux sont trop classiques pour une partie des manifestants qui poursuivent l’action de façon plus libre avec infiltration de flics en civils aux méthodes brutales. Une autre piste qui fut notamment portée par des anarchistes individualistes – dont certains n’ont jamais cru au grand soir – consiste à vivre ses idées maintenant sans s’en remettre à un avenir paradisiaque. Du reste, cette volonté de construction au présent a aussi existé dans le mouvement ouvrier : conquête de droits sociaux, Bourses du Travail, coopératives, mutuelles. Les alternatives concrètes se poursuivent aujourd’hui à travers de multiples lieux et expériences.

Le plus critiquable dans ce qui émerge actuellement semble être le souverainisme. Mettre tous les problèmes sur le dos de l’Europe, c’est implicitement encourager un climat chauvin. Il n’y a pas d’âge d’or d’avant l’Union Européenne. En quoi remplacer la technocratie européenne par la bonne vieille technocratie française changera-t-il les choses ? Le souverainisme revendique un État national qui dominerait le Capital alors que les deux se sont toujours accordés pour subordonner le social. La contestation des années 1960-70 a débouché sur un déplacement des luttes de terrain vers l’État. CGT et CFDT ont fini par tout miser sur l’étatisation des luttes : la conquête du pouvoir par la gauche devenant la seule alternative possible (1).

À partir de 1985, le déclin du nombre de jours de grèves s’accentue. Hormis quelques sursauts sous des gouvernements de droite, le dernier pic sous la gauche remonte à 1982-1984. Ce fut le « printemps de la dignité » des OS de l’industrie automobile en crise. Vers 1983, face aux licenciements, les socialistes choisissent la rigueur et redéfinissent les politiques d’immigration. Jusqu’en 1982, les OS immigrés avaient pu compter sur le soutien du gouvernement socialiste. En janvier 1983, lors de grèves chez Renault, Pierre Mauroy déclare : « Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés (…) agités par des groupes religieux » et Gaston Defferre parle « d’intégristes, de chiites ». En mars, le FN fait ses premiers scores aux municipales. (2)

Aujourd’hui, si une partie du sens du collectif a été perdu, une forme d’idéalisme également. Et ce n’est pas plus mal. Le goût du concret, du quotidien, le refus des grands discours, ce n’est pas autre chose qu’une volonté de s’organiser. Si l’individualisme tant dénoncé permettait de reconstruire du collectif en respectant la liberté et la justice alors on aurait beaucoup à gagner. Car l’étincelle du mouvement actuel concerne une loi sur le travail. C’est loin d’être anodin. Évidemment cela pose la question syndicale. La CGT réunie en congrès à Marseille au mois d’avril a produit un subtil appel : amplification de la riposte par la grève interprofessionnelle et les manifestations pour obtenir « dans un premier temps » le retrait du projet de loi, la reconduction étant à la charge d’AG sur les lieux de travail (3).

Ce mouvement qui essaie de persister aspire en partie à la démocratie directe tout en posant la question du rapport au salariat voire plus globalement au travail. Les idées, les pratiques et les expériences anarchistes – horizontalité, fédéralisme, mandatement impératif et révocable, abolition du salariat et de l’État – peuvent apporter beaucoup. Alors. Occuper les places la nuit, c’est bien. Défiler dans les rues, aussi. Mais pourquoi ignorer les lieux qui concernent la production et la distribution ? Pourquoi ne pas occuper aussi les entreprises, les services, les structures sociales, culturelles et éducatives, les mairies, les supermarchés, les logements vides (etc.) et lier la lutte avec le monde rural ?

Gérons directement ce qui nous concerne au quotidien ! Réapproprions-nous ces lieux afin d’en décider des usages et des fonctionnements !

Alexis.

(1) Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, 2008, PUR, p. 325
(2) Alexandre Carlier, Mesurer les grèves dans les entreprises : des données administratives aux données d’enquêtes, 2008 ; Nicolas Hatzfeld, Jean-Louis Loubet, Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1982-1984), Vingtième Siècle, 2004 ; Vincent Gay, Des grèves de la dignité aux luttes contre les licenciements : les travailleurs immigrés de Citroën et Talbot, 1982-1984, Contretemps, 2013.
(3) 20 avril 2016, Appel du 51eme congrès, Marseille. En 1908 dans la même ville, la CGT avait laissé aux travailleurs la charge de répondre par eux-mêmes « à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire. » Congrès national, 1908 ; Marseille, p. 213.

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