Trop jeunes pour mourir

Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, Paris, Libertalia & L’Insomniaque, 2014, 543 p.

Fruit de huit années de recherches basées sur les rapports policiers, la presse, les mémoires de militants ou l’historiographie, cet ouvrage étudie le mouvement ouvrier et révolutionnaire français de 1909 à 1914. Une chronique fouillée, vivante, complète et bien faite. « Les faits parlent d’eux-mêmes » avertit l’auteur. Pas un livre à thèse donc. Mais un prisme libertaire à travers cette somme factuelle. Car c’est une histoire qui dit les prémices d’une subordination au pouvoir politique d’un syndicalisme qui, avant de s’abandonner à l’Union sacrée, se recentre face à la montée en guerre, au parlementarisme socialiste et à la structuration anarchiste.

L’évolution de Gustave Hervé, le fondateur en 1906 de La Guerre Sociale qui constitue pour l’anarchisme « une caisse de résonance d’une puissance sans pareille » est à cet égard caricaturale. À partir de 1911, Hervé prône le militarisme révolutionnaire puis le lien parti-syndicat et le réformisme patriotique. Hervé qui se serait bien vu « en « général » d’une phalange révolutionnaire disciplinée » rebaptisera son journal La Victoire en 1916.

Unis en 1910 dans une grande campagne abstentionniste, libertaires et hervéistes se divisent. Les premiers rejetant le Parti révolutionnaire forment la Fédération Révolutionnaire Communiste puis la Fédération Communiste Anarchiste (FCA) qui répudie l’individualisme et l’illégalisme après l’épisode de la bande à Bonnot. Première dans l’anarchisme hexagonal, Le Libertaire passe sous le contrôle de l’organisation. Le mode organisationnel s’inspire de la pratique syndicale à l’exception du vote qui n’est pas retenu, les décisions se prenant au consensus. Au printemps 1914, les libertaires de l’union régionale du Sud-Est dans la mouvance de la FCA préfigureront la synthèse en mêlant communistes, individualistes, syndicalistes et anti-syndicalistes.

L’élan syndicaliste révolutionnaire s’épuise. La FCA annonce en quelque sorte « la pensée anarcho-syndicaliste de l’entre-deux-guerres » et veut impulser un élan libertaire à la CGT car « les socialistes eux n’ont pas renoncé à domestiquer le mouvement ouvrier. ». Certains anarchistes sont attachés à l’unité ouvrière, d’autres font prévaloir leurs idées. C’est la fin de « la lune de miel » entre l’anarchisme et la CGT. La syndicalisation se fait trop largement et trop vite au détriment d’un travail d’éducation et de conviction. La grève générale devra être « violente, de courte durée et expropriatrice ». Attaques contre le modérantisme, le centralisme, le fonctionnarisme, la « réduction pragmatique » de l’action directe au corporatisme : la CGT en crise – échecs des grandes grèves de 1909 à 1912, stagnation de la syndicalisation – doit retrouver son idéal.

En 1910, elle s’oppose aux socialistes qui soutiennent une loi sur les retraites par capitalisation. En 1912, des leaders confédéraux écrivent une lettre ouverte à Jaurès : « un parti comme le votre n’a sa raison d’être que s’il gravite autour de l’État ; un mouvement comme le notre ne se justifie que s’il agit au sein même du prolétariat, dressé contre l’État. » Mais à l’été 1913, la CGT entame une rectification de tir et se démarque des anarchistes. Début 1914, le syndicat des Métaux de la Seine est exclu pour avoir voulu écarter Alphonse Merrheim figure du recentrage. En avril 1914, le congrès de la Fédération du Bâtiment rejette la non ré-éligibilité des permanents, une mesure défendue par la FCA. Les élections de 1914 marquent une poussée du PS. Certes on s’inquiète que celui-ci devienne une machine à recycler les anciens syndicalistes. Pourtant à la différence de 1910 où les députés élus avaient dû quitter le comité confédéral, le guesdiste Albert Inghels continue à y siéger. Le bellicisme provoque un rapprochement de la CGT avec les socialistes au dépend des libertaires et un brouillage de l’antimilitarisme de l’organisation.

Celui-ci a pourtant été extrêmement actif du Nouveau Manuel du soldat (185 000 exemplaires en 1908) qui recommandait aux syndiqués de déserter en s’exilant à l’étranger ou de faire de la propagande antimilitariste à la caserne aux multiples actions antimilitaristes. Grâce notamment au Sou du soldat, les déserteurs et insoumis sont 80000 en 1911. Sous la pression des modérés, la CGT adopte en 1908 une position alambiquée. Un spontanéisme tactique qui sera déterminant. En cas de guerre, la confédération risquant la décapitation n’appellera pas à la grève générale révolutionnaire : la responsabilité en incombera aux travailleurs eux-mêmes. Le 16 décembre 1912, la CGT lance une grève générale pour la paix, c’est un demi-succès. Le 16 mars 1913 pour contrer une revue militaire, la CGT organise une manifestation qui rassemble entre 150 000 et 200 000 personnes à Paris. Le Libertaire et La Bataille Syndicaliste sont interdits de vente dans les kiosques du métro et des gares. La FCA vivement réprimée déploie une intense campagne préconisant le sabotage de la mobilisation et l’insurrection. Elle varie entre le défaitisme révolutionnaire – peu importe que le France soit envahie par les Allemands car les prolétaires n’ont pas de patrie – et le bellicisme social – évocation des révolutionnaires de 1792, la guerre sociale plutôt que la guerre nationale.

À partir de 1901, les oppositions à la syndicalisation des femmes influencées par les positions proudhoniennes tombent l’une à après l’autre. Le prolétariat féminin est en augmentation et certains secteurs comme l’habillement sont composés à l’immense majorité de femmes. En 1914, il y a un peu moins de 9 % de femmes dans les syndicats ouvriers. Ceux-ci subissent la concurrence de certaines féministes bourgeoises qui tentent de créer des syndicats strictement féminins de collaboration de classe. Entre 1910 et 1912, les midinettes – les couturières – mènent des grèves qui marquent un tournant dans la prise de conscience féministe de la CGT.

Dans un climat où les nationalistes tiennent la rue notamment au sein de la jeunesse étudiante – la Jeune Garde Révolutionnaire sera créée pour contrer cette mainmise – certaines voix s’élèvent pour condamner une déviation dans l’alliance des républicains et du mouvement ouvrier en particulier durant l’affaire Dreyfus. Le mouvement anarchiste n’y a rien gagné. Ces critiques se teintent parfois d’antisémitisme et d’antimaçonnisme surtout chez Émile Janvion. Francis Delaisi, Émile Pouget ou Édouard Sené riposteront.

Les tentatives de la CGT pour agir avec un syndicalisme allemand soumis à la social-démocratie (SPD) posent aussi de façon cuisante la question des rapports du mouvement ouvrier au politique. La confédération allemande conditionne toute action à une entente avec le PS et le SPD. La CGT oscille entre conciliation avec le parlementarisme (1911), autonomie (1912) et refus de participer à un congrès international syndicaliste révolutionnaire (1913). Le 27 juillet 1914, les deux leaders confédéraux allemand et français se persuadent qu’il n’y a plus rien à faire. Le 4 août pourtant en Allemagne, la FVdG syndicaliste révolutionnaire et son journal qui tire à 16000 exemplaires s’opposent encore à la guerre.

Le primat du politique sur le social, c’est surtout un mouvement ouvrier qui évolue dans une atmosphère patriotique « saturée d’agressivité guerrière » alimentée par la grande presse, la pression des nationalistes et une accentuation du militarisme inscrite dans le quotidien même : parades militaires, extension du service de deux à trois ans. Contre cette dernière mesure, les casernes se rebellent en mai 1913. La dissolution de la CGT jugée responsable est évoquée. La répression massive sévit dans 88 villes. Les lois scélérates ont été réactivées en 1911. Le carnet B tenu par l’État recense plus de 15000 militants antimilitaristes. L’armée prépare deux camps de concentration à leur intention. La CGT choisit alors la prudence réformiste. La manifestation du 13 juillet 1913 permet au PS d’apparaître comme le partenaire naturel de la CGT : sur chaque tribune un syndicaliste est flanqué d’un élu socialiste alors que l’aile libertaire est mise à l’écart. Si la CGT entend se défier de la politique, elle met en garde également contre l’insurrectionnalisme incarné autrefois par La Guerre Sociale et désormais par Le Libertaire.

À l’approche de la guerre, la logique étatique neutralise une CGT intoxiquée et intimidée qui pense via le PS que l’État œuvre à la paix et croit à une vaste rafle sur la base du carnet B. La position sur la grève générale est rappelée puis n’est plus évoquée par les leaders. Des manifestations pacifistes importantes se déroulent mais les socialistes dissuadent la CGT d’accélérer le mouvement. Jaurès assassiné, les dirigeants craignent un massacre d’antimilitaristes, se soumettent totalement au PS et ne tentent rien. Le gouvernement reconnaissant n’applique pas le carnet B. L’état d’esprit est à la sombre résolution d’avoir à défendre le pays contre une agression dans une guerre qu’il n’a pas voulu. Les Français joueraient un rôle de dupe en déclarant la grève générale. La Bataille syndicaliste en appelle à l’esprit de 1792 et de 1870 et fixe à la guerre des objectifs émancipateurs dans la tradition patriote-révolutionnaire. Le discours de Léon Jouhaux à l’enterrement de Jaurès scelle la réconciliation nationale contre l’impérialisme allemand. L’Union sacrée incorpore le PS au gouvernement et s’adjoint la direction de la CGT. La FCA est dispersée mais nombre d’anarchistes prendront part à des actions pacifistes y compris des individualistes. « Si les formules radicales n’ont pas constitué un vaccin contre le reniement, c’est bien dans la mouvance qui les a brandies – la FCA, la gauche de la CGT – qu’on trouvera le plus de forces pour résister à la guerre » conclut l’auteur.

Alexis – FA individuel Martigues.