« Au futur ou au passé, vers un temps où la pensée est libre » (1)

En 1945, déclinant une invitation de la duchesse d’Atholl, George Orwell écrit : « Je ne peux m’associer à une organisation essentiellement conservatrice qui prétend défendre la démocratie en Europe mais ne trouve rien à dire sur l’impérialisme britannique. On ne peut selon moi dénoncer les crimes aujourd’hui commis en Pologne, en Yougoslavie, etc., sans exiger avec la même insistance la fin de la domination que la Grande-Bretagne impose à l’Inde. J’appartiens à la gauche et c’est en son sein que je dois travailler, quelle que soit ma haine du totalitarisme russe et de son influence pernicieuse dans notre pays. » (2) Que signifiait appartenir à la gauche pour Orwell ? Double-pensée ? Novlangue ? Vue l’importance du langage pour l’auteur de 1984, il n’affirmait probablement pas ceci à la légère. Mais peu importe selon José Ardillo qui, après avoir souligné les traits les plus conservateurs d’Orwell, estime que l’essentiel réside dans sa critique de la modernité. (3) Michéa se réfère beaucoup à Orwell. L’article que commente José Ardillo concluait sur les différences entre les deux. (4) Je ne suis pas particulièrement attaché au clivage droite-gauche et je porte intérêt à tout ce qui peut le questionner. Néanmoins, à la différence de Michéa, Orwell se situe dans cette grille, il ne la récuse pas. Il l’utilise même pour dénoncer les crimes staliniens : « le paradoxe que très peu d’observateurs hors d’Espagne ont pour le moment perçu, c’est que les communistes se trouvaient les plus à droite de tous et étaient plus désireux que les libéraux eux-mêmes d’abattre les révolutionnaires et de proscrire leurs idées. » (5) Il débarque en Espagne avec une autorisation de l’Independant Labour Party, pas précisément à droite. Il rejoint logiquement le POUM, parti droitier comme on sait depuis la propagande stalinienne. Il précise que si il avait été plus au fait des forces en présence, il aurait sans doute gagner les rangs anarchistes. (6)

L’extrême droite peut bien se revendiquer d’Orwell, il n’est plus là pour démentir. Les néo-fascistes mentent, rien de surprenant. Michéa est encore vivant et, même si le contexte est fort différent, lorsqu’on l’interroge sur ce sujet, il ne répond pas clairement : une divergence majeure pour une pensée juste. Le relativisme politique peut déboucher sur des utilisations gênantes a fortiori lorsqu’elles ne sont pas dénoncées. Mon souci n’est pas de « serrer les lignes » à gauche face à une extrême droite qui, même si elle ne gouverne pas nationalement, le fait dans une certaine mesure par procuration. Le problème n’est pas de critiquer la gauche, les libertaires l’ont toujours fait. Le problème est d’ignorer les responsabilités de l’extrême droite et de se laver les mains de toute récupération. Face aux interprétation de droite de 1984, Orwell explique ses intentions « Mon roman N’EST PAS une attaque contre le socialisme ou contre le Parti travailliste anglais (que je soutiens personnellement) ; il veut seulement montrer les perversions auxquelles une économie centralisée est exposée, et qui ont déjà été partiellement réalisées dans le communisme et le fascisme ». Hormis son engagement en Espagne, Orwell a beaucoup écrit sur le fascisme, contrairement à Michéa. Son analyse évolue. Après l’Espagne, échaudé par l’antifascisme stalinien qui mena à l’enterrement de la révolution, il émet des idées pacifistes pensant que se profile une guerre impérialiste : fascisme et capitalisme sont une même chose. Mais à la suite du pacte germano-soviétique et presque convaincu que le fascisme pourrait gagner l’Angleterre, il devient belliciste. Il explique notamment son changement de position par son éducation patriotique. Orwell est très attaché à la culture de son pays. Rien de réactionnaire. Car à partir de cette singularité, depuis sa caractérisation sociale et culturelle, il s’ouvre et comprend l’autre : les chemineaux, les ouvriers, les autres nations. Son engagement dans la guerre contre les nazis prolonge son combat en Espagne. Ce doit être une guerre populaire conduisant à une révolution sociale anglaise. Orwell, pense désormais que le fascisme n’est pas une forme de capitalisme mais « une perversion du socialisme ».

Dans une lettre en réponse à Dwight MacDonald, Orwell explique que La Ferme des Animaux lui a été inspiré par les traditions anarchistes et trotskistes comme une satire de la révolution russe :

« Je voulais montrer que cette sorte de révolution (une révolution violente menée comme une conspiration par des gens qui n’ont pas conscience d’être ivres de pouvoir) ne peut conduire qu’à un changement de maîtres. La morale selon moi est que les révolutions ne sont une amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait le boulot. Le tournant du récit, c’est le moment où les cochons gardent pour eux le lait et les pommes (Kronstadt). Si les autres animaux avaient eu alors la bonne idée d’y mettre le holà, tout se serait bien passé. Si les gens pensent que je défends le statu quo, c’est par ce qu’ils sont devenus pessimistes et qu’ils admettent à l’avance que la seule alternative est entre la dictature et le laissez-faire capitaliste. Dans le cas des trotskistes s’ajoute une complication particulière : ils assument la responsabilité de ce qui s’est passé en URSS jusqu’en 1926 environ, et ils doivent faire l’hypothèse qu’une dégénérescence soudaine a eu lieu à partir de cette date. Je pense au contraire que le processus tout entier pouvait être prédit – et il a été prédit par un petit nombre de gens, Bertrand Russel par exemple – à partir de la nature même du parti bolchevique. J’ai simplement essayé de dire : “Vous ne pouvez pas avoir une révolution si vous ne la faite pas pour votre propre compte ; une dictature bienveillante, ça n’existe pas.“ » (7)

Le Quai de Wigan attaque le progressisme pour son échec face au fascisme. Si l’idéologie de progrès est questionnée – il se fait, selon son expression, « l’avocat du diable » – c’est au nom d’un socialisme qui serait capable de rallier classe ouvrière et classe moyenne. Dans ce livre, figurent les impertinents sarcasmes sur les « porteurs de sandales », « nudistes » ou autres « buveurs de jus de fruit ». Il y a parfois chez Orwell une sorte de boy-scoutisme un peu coincé aussi touchant que celui d’un vieil oncle. Mais pour l’écrivain anglais, une révolution ne saurait faire complètement table rase sauf à installer un système totalitaire : « toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force de la secrète conviction que rien ne saurait être changé ». Le totalitarisme puise sa source dans l’intention de créer un homme nouveau, dans le rejet du passé, des traditions populaires et démocratiques. Le progrès néglige la connaissance de l’homme, de ses besoins, de son expression, de sa conscience  : « l’homme a besoin de chaleur, de vie sociale, de loisirs, de confort et de sécurité : il a aussi besoin de solitude, de travail créatif et du sens du merveilleux. S’il en prenait conscience, il pourrait utiliser avec discernement les produits de la science et de l’industrie, en leur appliquant à tous le même critère : cela me rend-il plus humain ou moins humain ? » (8)

La critique de la modernité d’Orwell se fait au nom des libertés. Il espère une révolution socialiste mais il craint la destruction de l’homme libre. Son rejet du totalitarisme, son goût du concret, son style font qu’il n’est pas enclin à proposer un système vraiment cohérent. Bien que passionné par la lutte de classes, il estime que les vertus de la vie ordinaire sont au fond plus importantes que la politique. Les valeurs de l’individu et au-delà les valeurs communes à l’ensemble d’une collectivité devraient toujours être préférées à l’idéologie abstraite qui est le fait d’intellectuels haineux, doctrinaires et souhaitant la révolution pour assouvir leur propre soif de pouvoir. Ce rejet des intellectuels émis par un intellectuel doit, à mon sens, être compris comme une volonté – profondément anarchiste – de ne pas séparer la tête du corps, de mettre fin à la division des tâches, d’abolir le système de classe qui cloisonne si fortement la société anglaise. Conscient qu’il ne pourra jamais s’en départir, il essaie malgré tout de lutter contre ses préjugés bourgeois dans son propre vécu. Analysant les phénomènes révolutionnaires, il déplore que « ce qui ne se réalise jamais, c’est l’égalité. La grande masse des gens n’a jamais l’occasion de mettre son honnêteté foncière au service de la gestion des affaires, de sorte qu’on arrive presque à conclure cyniquement que les hommes ne sont honnêtes que lorsqu’ils n’exercent aucun pouvoir. » Mais il précise : « mon principal motif d’espoir pour l’avenir tient au fait que les gens ordinaires sont toujours restés fidèles à leur code moral. » (9)

Dans sa biographie, Bernard Crick qualifie les rapports de l’écrivain avec l’anarchisme de « curieux » et teintés « d’une certaine ambivalence ». Il avait de nombreux amis parmi les anarchistes anglais. Il donna des articles pour des revues telles que Freedom ou Now. Quand les anarchistes furent attaqués, il leur apporta un soutien sans ambiguïté. Ce sont ces derniers qui, en Espagne, lui ont donné la conviction que le socialisme dans la justice et la liberté est possible. Il pris en sa jeunesse une posture d’anarchiste conservateur : refus de toute autorité mais conservation de ses préjugés bourgeois. Quand, par la suite, il essaie de transgresser les barrières de classes et se range du côté socialiste, il émet des réserves. Il qualifie l’anarchisme de « billevesées sentimentales » et interroge son rapport à la violence. Il sous-entend que dans une société anarchiste, en l’absence d’« un sévère code criminel qui doit impitoyablement être appliqué », rien ne protégerait « les gens pacifiques de la violence ». Mais il s’oppose aussi au pacifisme exprimé par certains anarchistes durant la Seconde guerre mondiale. Selon Orwell « ce qui est réellement déterminant, c’est moins la violence ou la non-violence que le fait d’aspirer ou non à exercer un pouvoir ». (10) Il estime qu’il y a dans l’anarchisme un aspect totalitaire sous-jacent voire même qu’il s’agit d’un stade supérieur de totalitarisme : celui d’une société dans laquelle toute police est devenue inutile. L’individu gouverné par l’amour ou la raison est soumis à des pressions visant à le faire agir et penser exactement comme tous les autres. Une société anarchiste serait le triomphe du conformisme. L’autorité n’étant que la résultante de l’opinion publique, il deviendrait quasiment impossible de s’y opposer. Réfléchissant sur l’organisation et l’anarchisme, il estime qu’« à moins d’un soudain changement dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui permettrait de concilier la liberté et l’efficacité. » (11) Une société libertaire impliquerait simplicité et relativisation du modernisme.

Orwell n’était pas anarchiste. On ne peut pas non plus le qualifier de trotskiste. Mais il est indéniable que sa vision des choses possède une forte dimension libertaire. Orwell écrira : « la vraie distinction n’est pas entre conservateurs et révolutionnaires mais entre les partisans de l’autorité et les partisans de la liberté ». Si pour Orwell, les droits humains conquis à travers la démocratie représentative sont à préserver, celle-ci n’en constitue pas moins un leurre. En 1941, dans son essai Fascisme et démocratie publié dans The Left News, il dit :

« Une fois tous les cinq ans, l’ouvrier peut avoir la chance de voter pour son parti favori, mais, le reste du temps, c’est son employeur qui décide à peu près de tous les aspects de sa vie. Et dans les faits, on lui dicte aussi sa vie politique. (…) Mais ce qu’il y a de plus important, c’est que presque toute la vie culturelle et intellectuelle de la communauté – journaux, livres, éducation, films, radio – est contrôlée par des nantis qui ont toutes les raisons d’empêcher la diffusion de certaines idées. Le citoyen d’un pays démocratique est “conditionné” dès sa naissance, de manière moins rigoureuse certes, mais non moins efficace, qu’il le serait dans un État totalitaire. »

Le défi de l’anarchisme est d’arriver à trouver un équilibre entre égalité et liberté, entre individu et groupe, entre libertés individuelles et libertés collectives. Une tension qui n’est pas si éloignée du socialisme dont il se réclamait. Nous regardons avec lucidité la complexité d’Orwell et de son œuvre. Nous pensons qu’elle peut apporter beaucoup à l’anarchisme plus qu’à tout autre projet de société. C’est notre parti pris. Nous ne souhaitons pas canoniser Orwell. Il n’appartient à personne. Nous ne voulons pas nous «  approprier » un auteur qui se méfiait des abstractions et qui comme toute personne honnête et éprise de vérité s’est contredit et a changé d’avis. Certaines des opinions d’Orwell sont rétrogrades. Mais à la limite on peut en dire autant de Proudhon. Au nom de quel impératif devrions-nous souscrire sans réserve à la totalité de ses positions ? Orwell n’est pas notre saint patron. L’envisager sous le seul angle de sa critique du progrès n’implique pas plus de l’assumer dans son ensemble que d’en faire une lecture soi-disant « gauchiste ». Nous ne sommes pas gauchistes. Nous sommes anarchistes. À Martigues, les communistes gouvernent depuis plus de 50 ans. Cette ville ouvrière est marquée par l’emprise industrielle – de nombreuses unités pétrochimiques et sidérurgiques ceinturent, polluent et font vivre la ville. On comprendra donc peut-être pourquoi le grand écrivain anglais nous tient ici bonne compagnie. Sa conception d’une vie libre et juste est au cœur de ses engagements et de son œuvre plus que sa critique de la modernité qui, bien qu’incontournable, n’en est vraisemblablement qu’une conséquence. C’est en anarchistes que nous nous intéressons à Orwell. Bien d’autres lectures peuvent être faites de lui, mais pour être francs, elles ne nous semblent pas aussi créatrices.

Alexis – Groupe Orwell de Martigues.

(1) 1984
(2) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 4, p. 40
(3) Le problème Orwell, Le Monde libertaire n° 1738
(4) L’article auquel répond José Ardillo ne traitait pas d’Orwell directement et n’avait pas pour but de présenter l’écrivain dans ses nuances.
(5) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 1, p. 360
(6) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 1, p. 366
(7) John Newsinger, La politique selon Orwell, Agone, 2006, p. 206. Les œuvres complètes d’Orwell n’ont pas encore été publiées en français.
(8) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 4, p. 104
(9) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 1, p. 424
(10) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 4, p. 363
(11) Orwell, Essais, articles, lettres, t. 4, p. 65