La dictature en a rêvé, le covid l’a fait. Le soir, les rats sont plus libres de sortir que nous. Au loin, seules les sirènes des flics, des pompiers ou des ambulances. Il n’y a plus de visages. Il n’y a plus de culture. Le langage s’est transformé. Distanciation sociale. Distanciation physique. Bulle. Cas contacts. Réduisez les interactions. Restez chez vous. Tours de vis. Isolement. Dans les transports en commun, qu’en bons soldats du capital, nous ne prenons plus que pour aller travailler et consommer, les avertissements tournent en boucle jusqu’à l’insupportable. Nous devons comprendre, par ce martèlement, ce dont nous devons avoir peur. Il y avait, et il y a toujours, le terrorisme. Il y a, maintenant, ce virus. Celui de l’autre. Co-vide. La mise en commun du vide de chaque vie.
Et puis quoi ? Le couvre-feu n’a rien de surprenant. On est préparés. On est bien cuits à point et en douceur. Les injections d’informations reçues sont de bonnes préparations. Au vrai, quand j’ai appris qu’à Madrid, le discours et les mesures prises consistaient à dire : ne sortez plus de chez vous, ne voyez plus vos amis ou votre famille mais surtout allez travailler, le message était on ne peut plus clair. De même, lorsque tel journaliste nous contait l’efficacité du confinement à Pékin et que la conclusion d’un membre du parti unique était, en résumé, que la dictature marche bien mieux pour lutter contre le virus, il n’y avait guère de doutes à avoir sur la solution édulcorée – mais logiquement moins efficiente tout au moins dans le discours – que l’on nous réservait.
« Bats-toi » avais-je dit à mon père lorsque, dans un hôpital, son vieux cœur allait le lâcher. Je voulais lui dire qu’il fallait continuer à se battre pour vivre, alors que son moral, qui avait toujours été d’acier, donnait de dangereux signes de faiblesses. « Mais il n’y a plus rien contre quoi se battre ! » m’avait-il répondu des larmes dans la voix. « La vie se suffit à elle-même » avais-je avancé, sans trop y croire, avec tristesse et morgue. La morgue oui, t’attendait papa. Et c’est surtout ton cœur qui devait continuer à battre. Et tu avais raison. Il n’y a plus rien contre quoi se battre. Et nous sommes tous comme toi, désormais, nous sommes tous malades. Nous vivons dans la salle d’attente de l’immense infirmerie mondiale. Une société malade, comme un être malade, n’est pas libre. Et personne ne pourra plus me dire que la liberté est un concept abstrait.
La notion de confinement avait quelque chose d’une nouveauté post-moderne. Le couvre-feu a cela de rassurant, qu’au moins, il se rattache à une certaine continuité historique. Surtout quand il est programmé pour un 17 octobre… Mais, lorsque j’étais jeune, si j’imaginais vivre, un jour, un couvre-feu, ce ne pouvait être que l’œuvre d’un parti aspirant à la dictature : le Front national à l’époque. Mais la vie est pleine de surprise, n’est-ce pas ? Non, c’est juste une pandémie. Alors, comprenez, faut faire avec. Pour combien de temps ? C’est variable. Mais ça va durer. On s’adaptera. La culture s’adaptera. Le langage s’adaptera. L’humain s’adaptera. Le malaise durable dans la civilisation s’adaptera.
On finira bien par oublier que la solidarité, le contact physique, la parole, le chant, la danse, les rassemblements revendicatifs, festifs, amicaux, familiaux, musicaux, théâtraux, cinématographiques, sportifs (etc.) étaient autres choses qu’une histoire de fric que l’État doit distribuer pour soutenir des secteurs en crise mais bien la condition de ce qui faisait notre liberté, nos liens, nos amours et notre santé. La solitude, l’angoisse, la déprime, la précarité tuent tout autant que le virus du contact. Il n’y a pas besoin de statistiques pour ça. Il suffit de vivre et d’écouter pour le comprendre.