Construire à l’arrière des fronts

Certains veulent se rassurer et ne pas voir la réalité en face. En nombre de voix, le FN quadruple son score aux élections européennes par rapport à 2009. Entre 2002 et 2012, ce parti a gagné un million de voix aux élections présidentielles. L’abstention aux européennes est importante ? Mais les sondages indiquent que parmi les abstentionnistes figurent aussi nombre d’électeurs potentiels du FN en tous cas autant que parmi les suffrages exprimés. On peut triturer les chiffres absolus, l’abstention, nier les pourcentages d’exprimés : le FN continue de progresser. Symboliquement son pouvoir et la propagation de ses idées sortent renforcés par le scrutin qui lui permet d’arriver en tête et d’envoyer 24 députés à Strasbourg. Le système électoral jusque-là contient sa représentation ce qui renforce une sorte de procuration : les partis de gouvernement dans leurs politiques et leurs discours utilisent les idées frontistes avec plus ou moins de réussite – bon nombre d’électeurs du FN s’étaient reportés sur Sarkozy à son apothéose.

Alors on lance des incantations au mouvement social pour parer à la menace fasciste. En 2002, l’opposition au FN était dans la rue. Chirac l’emporte avec un score écrasant et cinq ans plus tard c’est Sarkozy qui triomphe. En 2010, la grève sur les retraites est massive. La « réforme » est passée mais à ce moment-là Sarkozy a perdu. Le PS n’a pas promis grand chose sur les retraites mais il a laissé à penser qu’il n’utiliserait pas en tout cas la même méthode. Au final, la forme est peut-être différente mais la politique est la même. Le discours « social » du FN s’amplifie. Comme si ce parti avait senti le rejet du néo-libéralisme sarkozyste et qu’il y avait opportunément une carte à jouer sur le terrain de l’interventionnisme économique qui n’était pas au départ le fond de commerce de ce parti – quoique le discours anti-immigration originel du FN impliquait déjà nécessairement une forte intervention de l’État dans la société.

Le FN a anticipé le fait que le PS jamais ne répondrait aux attentes populaires sur le social et qu’il pourrait se positionner en première ligne aussi sur ce thème. De là, le discours sur l’immigration devient un implicite cheval de bataille. Hannah Arendt avait constaté qu’il n’était plus nécessaire pour les nazis de tenir un discours antisémite avant leur prise de pouvoir. Au bout d’un moment, la xénophobie constitutive de ces partis est parfaitement intégrée par l’opinion et il n’est plus besoin d’insister. Cela laisse alors de l’espace pour un discours « social » qui vise à conquérir les masses pour accéder au pouvoir. Dans national-socialisme, il ne faut jamais oublier le deuxième terme.

On peut rêver d’un nouveau 1936 où des grèves avec occupations viendraient botter le cul du gouvernement socialiste. Mais la situation est aujourd’hui fort différente et de toute façon 1936 n’a pas empêché le fascisme et le nazisme de ravager l’Europe. Il s’en est suivi certes des conquêtes sociales majeures mais aussi une centralisation accrue de l’économie. Le seul modèle valable, une économie collectiviste fédéraliste et libertaire ayant été écrasé en Espagne par les fascistes, les staliniens et la lâcheté des gouvernements démocratiques avant même le début de la Seconde guerre mondiale. On peut aussi rêver d’un nouveau 1968. Pourtant sur la base de ce mouvement international, le capitalisme a fait le tri dans ses aspirations en jouant la liberté du renard dans le poulailler contre la justice sociale. État et capital étant toujours main dans la main, le premier se faisant plus discret mais tout aussi efficace.

Les syndicats de masse sont intégrés à l’appareil d’État. Ils ont renoncé depuis longtemps à tout projet de société et à toutes actions d’éducation populaire. Celle-ci n’est plus le fait que d’institutions culturelles ou de groupes ou associations alternatives ne touchant qu’un public restreint. Les groupusculaires syndicats dits de combats sont empêtrés dans des querelles d’égos incapables de surmonter par le débat la possibilité de construire quelque chose d’autre – voire la scission de la CNT Vignoles en 2012.

Mais en Grèce et en Espagne, largement plus que nous enfoncés dans la crise et bien qu’il existe – en Grèce surtout – une extrême droite, ce sont les alternatives populaires concrètes (centres sociaux, dispensaires, librairies, bibliothèques autogérés, coopératives de production et de distribution) – au-delà du vote pour des partis de gauche – qui paraissent les plus intéressantes et à développer chez nous aussi. La récente victoire des Fralib à Gémenos constitue à cet égard une assez bonne nouvelle. Ce qui importe c’est ce que nous construisons à l’arrière des fronts. Les gens sont capables de prendre en main leurs vies lorsqu’ils sont confrontés aux attaques féroces des riches et des chefs. C’est par ce que ceux-ci ne fonctionnent plus comme illusion qu’une partie de la population a décidé, en Grèce par exemple, de s’organiser d’elle-même.

Groupe Orwell.