Il y a quelques années, je m’étais intéressé à l’histoire d’Émilie Busquant, la compagne de Messali Hadj, pionnier de la revendication d’indépendance de l’Algérie. La problématique de départ – assez patrimoniale, identitaire et, au fond, sans grande importance – était de savoir si cette femme était anarchiste… ou pas. En début d’année, j’ai été contacté pour mettre à jour la notice de ce personnage dans le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, dit le Maitron. J’ai donc rédigé une nouvelle notice que j’ai envoyée. Sans résultat. Je mets donc tout ça en ligne ici.
Émilie Busquant est née le 3 mars 1901 à Neuves-Maisons (Meurthe-et-Moselle). Son père, Jules Busquant, est ouvrier dans les hauts-fourneaux. Sa mère, Alice-Élisabeth Boussert, vient d’une famille bourgeoise de Pont-à-Mousson, commune voisine. La fratrie se compose de neuf enfants. Les aînés des garçons rejoignent leur père à l’usine à 14 ans. Trois sœurs d’Émilie sont parties travailler en région parisienne. Parmi les plus jeunes, Émilie peut poursuivre l’école jusqu’au brevet supérieur. Le décès accidentel d’Alice, en 1919, oblige Émilie à travailler comme apprentie dans une manufacture de bonneterie.
Chez les mineurs lorrains, l’anarcho-syndicalisme est, à cette époque, la culture dominante. En 1904, les apaches des Neuves-Maisons sont identifiés par la police parmi les ouvriers mineurs : les sabotages sont réguliers dans cette petite ville. Selon sa petite-fille, Djanina, Jules Busquant adhérait au mouvement anarcho-syndicaliste. Anticlérical, il ne fait pas baptiser ses enfants. Mais, aux Archives départementales de Nancy, aucun Busquant ne figure dans les dossiers de police sur les anarchistes et le maintien de l’ordre, relève Marie-Victoire Louis, qui atteste, cependant, de façon incontestable, qu’Émilie est issue d’« une famille marquée par des traditions militantes. »
Dans ce milieu des ouvriers lorrains de la mine, la proximité de la frontière avec l’Allemagne explique un patriotisme populaire mêlé à un internationalisme de lutte de classes. En 1906, la Meurthe-et-Moselle compte 18 nationalités différentes avec un groupe majoritaire de 28 % d’Italiens. La Lorraine accueille 11 % d’étrangers en 1911 et des heurts avec les travailleurs coloniaux sont à noter – à Neuves-Maisons même, en 1917. Les femmes forment le quart de la main d’œuvre industrielle meurthoise. Elles sont présentes dans les luttes tenant les drapeaux rouges et noirs (grèves de Pont-à-Mousson, 5 septembre 1905). Au sein de ce groupe social pauvre et très dur, elles doivent, en plus du travail salarié, se charger des enfants, de la vie domestique et remplacer leurs maris lorsqu’ils sont arrêtés. « La vie des travailleurs, les grèves, les manifestations, les comités de secours, la distribution de soupe dans les rues, les réunions, les charges de polices meurtrières, sont des tristesses au milieu desquels les miens et moi-même avons vécu jusqu’à maintenant » expliquera Émilie à Messali Hadj, qui, dans ses Cahiers, décrit le milieu d’origine de celle qui allait devenir sa compagne : « elle était née dans une région de France fiévreuse, révolutionnaire et patriotique à la fois. Elle avait partagé avec sa famille le sort d’un prolétariat exploité et humilié. »
Émilie se place comme cuisinière dans une maison bourgeoise de Nancy. Elle suit cette famille commerçante qui fonde les Magasins réunis, place de la République à Paris : elle dirige le rayon parfumerie. Elle trouve à se loger chez Mme Couëtoux, veuve d’un chirurgien-dentiste de Tlemcen, au 6, rue du Repos, face au cimetière du Père-Lachaise. Durant son enfance à Tlemcen, Messali Hadj avait été accueilli par la famille Couëtoux. Au décès de son mari, Mme Couëtoux quitte l’Algérie pour s’installer à Paris où elle loue des chambres en pension.
Messali Hadj part pour le service militaire, en 1918, à Bordeaux. Il est nommé caporal, en août 1919, puis sergent à titre indigène. Il est hébergé dans des familles françaises et il projette un mariage avec une bordelaise, une certaine Mlle Dupuy. Mais il est éconduit par la famille pour des motifs religieux, sociaux et racistes. Il perd sa mère en 1919. En métropole, il lit L’Humanité. Démobilisé en 1921, il rentre à Tlemcen. Il regagne Bordeaux, en 1923, puis, en octobre, il rend visite, à Paris, à Mme Couëtoux qui le prend sous sa protection.
Alors qu’ils discutent tous deux, Émilie frappe à la porte : « “Entrez. Entrez ma petite… je vais vous présenter quelqu’un dont je vous ai souvent parlé et dont je vous ai dit que je ne serais pas étonnée de le voir arriver un jour ou l’autre”. » Messali relate son coup de foudre dans ses Cahiers :
Elle était belle, avait un beau teint, une belle chevelure couleur acajou et une taille ravissante. Elle portait à la main des gants, un joli petit sac et un parapluie. Le tout faisait un petit ensemble délicat, élégant, plein de charme. Elle portait aux yeux des binocles qui se maintenaient avec une petite chaîne en or qu’elle portait sur ses oreilles. Tout lui donnait un air de jeune marquise qui lui allait à ravir.
Messali a 24 ans et Émilie deux ans de moins. Le soir même, il se remémore cette soirée « comme un rêve qui n’avait pas son pareil dans les mille et une nuit ».
Le futur leader algérien emménage dans la petite chambre d’Émilie, en dépit du racisme affiché d’une de ses tantes qui réside au même étage. Tous deux sont autonomes financièrement et éloignés des pressions familiales. « Nous étions les maîtres de nos mouvements, de nos désirs, de notre liberté » écrit Messali. Issus de familles nombreuses, orphelins de mères et exilés, ils essaient de combler leur isolement. Cependant, Émilie, vivant dans sa propre société, paraît prendre l’ascendant sur son compagnon. Elle le conseille dans sa façon de se présenter, dans ses lectures, l’introduit dans divers milieux, l’aide dans son travail et veille sur sa santé. Elle semble répondre au besoin de protection maternelle de Messali. Dans une lettre qu’elle lui adresse le 25 janvier 1952, elle écrira : « Mon premier enfant, c’est toi ».
Messali présente l’aide que lui apporte Émilie dans son combat politique comme le prolongement des nécessités qui s’imposent au milieu ouvrier dans lequel elle a vécu. Il précise qu’elle n’a jamais appartenu à aucun parti ; Marie-Victoire Louis suppose qu’il s’agit, pour le leader, de répondre aux accusations de ses détracteurs affirmant qu’Émilie avait été trotskyste. Lorsqu’ils sont soumis, en 1924, à une première visite policière, elle lui explique que ses frères avaient été confrontés à des problèmes semblables à leurs retours du service militaire. Au moment de leur rencontre, le projet politique de Messali est encore en gestation. Et, dès le premier jour, il lui fait part de ses interrogations. Émilie soutient son combat, sans le brider et le nourrit de ses connaissances. La rue du Repos devient vite un lieu de rencontres sous surveillance policière. Une amitié naît avec les Hadj Ali, un autre jeune couple adhérant au PCF. Héritière de toutes les traditions de luttes du XIXe siècle, Émilie intègre au projet de société de Messali les valeurs de la classe ouvrière française alors qu’elle découvre la réalité de l’immigration nord-africaine.
Une jeunesse immigrée réalisant les travaux les plus difficiles, sans répit familial, sans intégration, sans loisirs qui se retrouve dans les cafés arabes, seuls lieux de sociabilité. Les nouvelles circulent au gré des parties de dominos. Les immigrés ne sont pas étrangers aux luttes ouvrières : la CGTU les accueille. Le syndicalisme constitue une école : celle du droit, de l’entraide et du militantisme. Revenus dans leurs foyers ou leurs cafés, ils sont armés pour comprendre avec une lucidité accrue l’exploitation coloniale et, à travers les réseaux d’amitiés, fondent leurs résistances, leurs dissidences, leurs révoltes dans un style qui rompt avec les formes anciennes. Les plans d’émancipation s’élaborent alors que le congrès communiste de Bakou (1920) a posé le problème colonial de façon nouvelle ; la révolution Russe apparaît comme un horizon stimulant. Les brochures circulent de plus en plus nombreuses.
Émilie est en phase directe avec ces ouvriers immigrés. Elle participe aux discussions et aux réunions. Au premier jour de leur rencontre, Messali doit commencer, le lendemain, un travail de manœuvre dans une usine de la rue Vitruve : elle lui recommande « de ne pas se laisser faire tout en observant une bonne attitude à l’égard de tous ». Plus tard, lui racontant une injustice dont avait été victime une de ses collègues vendeuses qui travaillait, comme lui, chez Lancel, Émilie répond « que s’il s’était agi d’elle-même, elle aurait flanqué son tablier à la gueule du vieux singe ». Elle déploie toute son imagination pour déjouer la surveillance policière de leur domicile et, plus globalement, la répression qui touche le mouvement. Elle résiste aux perquisitions sans mandat et fait appel aux avocats dont certains deviendront des amis. Elle aide les familles des victimes de la répression et soutient les prisonniers. Elle a suffisamment intériorisé la notion de droit pour pouvoir s’en servir de façon solidaire. Son bagage intellectuel aide grandement le mouvement dans les tâches de rédactions, de mises en forme, de constructions d’argumentaires, d’élaborations de motions, de secrétariat et d’organisation.
En 1925, ils se rendent en Algérie pour la première fois : la police essaie d’entraver l’embarquement de Messali considéré comme indigène. Émilie le défend avec force et se « met à crier, à protester en prenant à témoin les autres voyageurs ». M. Guénanèche se souvient de leur premier séjour à Tlemcen :
Quand l’homme parlait, sa compagne semblait absorber ses paroles… quand la femme parlait, son compagnon semblait l’écouter avec beaucoup d’attention. La femme particulièrement avait un visage gai, heureux. Ce couple respirait le bonheur et le communiquait autour de lui.
Messali écrira plus tard : « Ma petite amie, notre nid d’amour et ma nouvelle situation ont été le destin miraculeux et la première base de départ de la lutte pour la libération nationale ». Le père de Messali ordonne à la famille d’adopter cette jeune française qu’il prénomme Djanina. Elle défie la société coloniale en se promenant au bras de son compagnon. Elle séduit la famille par son aide, ses soins, elle exporte les règles d’hygiène et de confort. Elle utilise, intuitivement, la méthode du don et du contre-don : apprentissage du tricot contre celui de l’art du tapis. Ils ne se marient pas civilement mais ce premier séjour en Algérie tient, pour Messali, de « voyage de noces » avec une cérémonie « islamique sans tambours, ni clairon » afin de sceller cette union. Marie-Victoire Louis juge Émilie plus anticléricale ou laïque qu’athée : la culture lorraine est trop imprégnée de religiosité pour qu’elle puisse s’en détacher complètement.
Exclus tous deux du droit de vote, ils participent néanmoins à la campagne électorale de 1924 dans le XXe arrondissement de Paris. C’est conjointement qu’ils conçoivent l’Étoile Nord-Africaine (ENA, 1926) dont l’orientation pan-maghrébine permet d’inclure de jeunes tunisiens. Par internationalisme, Émilie fait sienne la lutte anti-coloniale et son patriotisme lorrain est comme une ressource mise au service du nationalisme algérien. Ils rédigent, ensemble, le discours de l’ENA pour la Société des Nations (Bruxelles, 1927) que Messali devra prononcer de mémoire – le texte lui ayant été dérobé. L’indépendance de l’Algérie est clairement revendiquée. Vers 1928, ils s’écartent du giron du PCF qu’ils jugent trop autoritaire et focalisé sur l’URSS. Il y a peu de dissociations entre vie familiale et militantisme. En 1930, ils ont leur premier enfant, Ali, au moment où le journal El Oumma est lancé. La petite famille vit essentiellement avec le salaire d’Émilie qui sert aussi souvent à l’impression de tracts. Le jeune fils sera très tôt impliqué dans les activités militantes : il n’aura que 12 ans lorsqu’il devra remplacer sa mère malade pour se rendre à un rendez-vous avec le directeur des prisons d’Algérie. Sa sœur, Djanina, naîtra à Alger, le 16 avril 1938.
La seconde assemblée générale annuelle de l’ENA se tient à la Maison des syndicats de Levallois-Perret, ville de forte immigration nord-africaine, le 5 août 1934. Tendu derrière la tribune, le drapeau algérien vert et blanc marqué d’une étoile et d’un croissant rouge est présenté comme l’œuvre de Mme Messali. Mais ce n’est pas la première apparition de cet étendard. Les manifestants syndicaux le déployaient déjà le 1er Mai depuis 1919 et 1920, en Algérie et en France, puis dans les cortèges de la CGTU à partir de 1921. Le 1er novembre 1934, Messali est arrêté et interné à la prison de la Santé. Le 22 novembre, Émilie parle pour la première fois à la tribune lors d’un meeting à la Mutualité pour demander sa libération :
Je viens ici faire mon devoir, pour protester contre cette répression dont sont victimes les musulmans nord-africains qui, eux seuls et rien qu’eux, ne peuvent seulement se réunir, ne serait-ce que comme les étrangers.
Par conséquent, Messali est en prison. Moi sa compagne, je le remplace ici, en m’associant avec toutes les organisations ici représentées, pour protester énergiquement contre la dissolution de l’Étoile Nord-africaine, et la condamnation raciste, haineuse, de 6 mois de prison et de deux mille francs d’amende aux dirigeants Imache, Radjef et Messali.
Ce n’est pas la justice qui poursuit ces trois courageux militants, car ce délit mérite à peine, au maximum, vingt francs d’amende, mais c’est l’impérialisme qui sort ses griffes pour conserver le plus longtemps possible les peuples nord-africains dans la misère, l’obscurantisme et l’esclavage.
Obéissant à la presse fasciste, comme La Liberté et l’Écho de Paris, le gouvernement a prononcé un jugement scandaleux (…) Messali n’est ni anarchiste, ni un antimilitariste, il est un organisateur, un nationaliste algérien, c’est-à-dire un nationaliste libérateur. Il veut pour son pays le développement de l’instruction et l’octroi de droits syndicaux et il veut aussi la participation du peuple algérien aux affaires de leur pays. On lui reproche de vouloir l’indépendance de son pays, c’est une chose naturelle qui se fera, qu’on le veuille ou non. On ne peut indéfiniment maintenir un peuple en esclavage.
Le peuple français n’a plus le droit de rester indifférent au sort de 15 millions de nord-africains sur qui pèse une exploitation honteuse. Je parle en connaissance de cause : je suis allée en Algérie, je suis restée trois mois, j’ai vu la misère, j’ai vu défiler par centaines des mendiants, femmes, enfants, vieillards, malades squelettiques, comme des morts vivants. Il y a près d’un million d’enfants qui ne trouvent pas de place à l’école et qui sont livrés à la rue.
Les paysans sont réduits à une misère atroce, expropriés de leur lopin de terre, ils sont aujourd’hui les domestiques des colons, travaillant 12 à 14 heures par jour pour la somme ridicule de 5 à 7 francs. Jusqu’à maintenant les arabes font 2 ans de service militaire, alors que le français ne fait qu’un an.
Le rôle de l’indigénat, les mesures d’exception font du peuple algérien une proie livrée pieds et mains liés au colonialisme.
Cela le peuple français ne l’acceptera pas, lui qui a fait la révolution de 1789 pour briser les chaînes monarchiques qui l’étouffaient et pour donner la liberté à tous les peuples.
Et pour terminer, je fais appel de tout mon cœur à toutes les femmes, à tous les hommes, à tout le peuple français pour tendre une main secourable aux opprimés de l’Afrique du Nord qui ont donné, eux aussi, plus de 100 000 morts pendant la guerre de 14-18 et auxquels on a fait des promesses jamais tenues.
Aussi les nord-africains doivent s’organiser solidement pour arracher leurs revendications immédiates et leur émancipation.
À bas le code de l’indigénat ! À bas la haine de race ! Vive la liberté pour tous !
Avec Si Djilani, elle participe à la création de la Glorieuse Étoile Nord-africaine qui remplace l’ENA interdite. Elle assure l’intérim de la direction du mouvement et de la rédaction d’El Oumma. Elle manifeste de nombreuses fois à Alger et à Paris. Fin 1934, Mme Messali quitte son travail. Elle devient, en grande partie, dépendante des indemnités allouées par le mouvement que dirige son compagnon. Le 1er mai 1935, Messali sort de prison.
Elle est à ses côtés durant le Front populaire mais, déçus tous deux, ils quittent la France, le 31 juillet 1936. Le 2 août, Messali impose l’idée d’indépendance à un Congrès musulman, dont les organisations, alignées sur le Front populaire, ont renoncé à ce mot d’ordre. Le leader est porté en triomphe dans Alger. Pendant un an, Émilie vit avec le jeune Ali dans la demeure familiale de Tlemcen alors que Messali sillonne le pays. Désormais, elle milite en Algérie. Émilie apprend l’arabe qu’elle ne maîtrise toutefois pas assez pour pouvoir s’exprimer en réunions publiques. Si la relation semble, au départ, assez égalitaire, la répartition des tâches reste assez classique. Émilie s’occupe de la vie quotidienne et des enfants mais elle ne remplace politiquement Messali qu’en son absence, comme substitut, par délégation. Lorsque le leader est en mesure de reprendre les activités, elle lui fait un compte-rendu détaillé.
En janvier 1937, l’ENA est dissoute. Le PPA (Parti du peuple algérien) est créé le 11 mars 1937. Le siège officiel du mouvement est l’appartement dans lequel ils emménagent à Alger, au 5, rue de la Montagne. Elle anime le groupe de la Casbah où elle forme les enfants des rues au militantisme. Émilie joue un rôle important dans la création de la cellule de Tlemcen, en 1937, où, à l’été au cours d’un meeting, elle porte la contradiction à l’orateur du PCA, Amar Ouzegane. Elle est également présente aux réunions publiques contradictoires avec les Ulémas. Elle représente officiellement l’organisation lors du passage de la commission Lagrosillière à Tlemcen.
L’importance de son implication est liée à la répression que subit le mouvement. Elle assure l’intérim de sa direction après l’arrestation, en août 1937, d’une grande partie de sa direction ainsi que pendant la grosse répression entre 1939 et 1940. Elle est à la tête de la manifestation du 14 juillet 1939. Elle transmet les instructions données par Messali à Alger, à Oran, à Constantine. Elle s’occupe de la défense de Messali et de ses camarades dans leurs procès. Pendant la guerre, Émilie est le pivot du PPA. Elle bloque les ambitions de jeunes arrivistes. Des inimitiés naissent. Elle cache les tracts compromettants, impose des réunions interdites, se bat contre l’institution carcérale, policière et coloniale. Elle passe des jours sur les trottoirs avec l’espoir d’entrevoir son mari entre la sortie du fourgon et le Palais de justice. Elle doit assumer ses lourdes condamnations et rester sans autres nouvelles que l’intoxication des policiers visant à lui saper le moral. Elle camoufle dans son chignon des ampoules de fortifiants, fait passer des victuailles pour les détenus et des informations dans des papiers pelures où sont notés les éléments de la vie internationale et celles du parti. Elle obtient des permis de visite mensuels. Alors que Messali est condamné à 16 ans de travaux forcés, le 17 mars 1941, elle fait des travaux de couture pour une maison de fournitures militaires à Alger.
Émilie Busquant encourage le leader à ne pas céder aux avances de Vichy et déjoue les tentatives de rapprochement avec les Allemands emmenées par d’anciens militants du PPA dissout regroupés au sein du Comité d’action révolutionnaire Nord-Africain (CARNA). En 1941, la décision de Messali de refuser toute négociation avec les Allemands est transmise par sa compagne. Selon Mohammed Memchaoui, Émilie fait parvenir une lettre à son compagnon qu’il lit à ses codétenus : « N’accepte pas de donner ta signature, le peuple algérien est avec toi et s’il le faut, je mettrais les enfants chez des amis et j’irai en Kabylie prendre le maquis » lui dit-elle. Les mémoires de sa fille Djanina relatent que Vichy, parallèlement à la répression, essaie, par le biais du service de liaison Nord-Africaine dirigé par le colonel Schoën, d’amadouer certains proches du mouvement. Prétextant un contrôle de la défense passive, Schoën se rend au domicile d’Émilie. Il promet un verdict clément pour le procès de Messali, des facilités pour les études d’Ali et autres récompenses à la condition que le mouvement abandonne la revendication d’indépendance et infléchisse son orientation politique. Quelques semaines avant le procès, Émilie adresse une fin de non-recevoir. Schoën n’insiste pas.
En janvier 1944, Messali est assigné à résidence à Chellala, Émilie et ses deux enfants le rejoignent. Ils sont éloignés de la direction du mouvement. En avril 1945, Messali est transféré à Brazzaville. Émilie, Ali et Djanina sont retenus. L’administration coloniale sait que la compagne du leader peut le remplacer – ou tout au moins le suppléer très efficacement comme militante – dans ses activités. Le plan échafaudé par la jeune direction nationaliste échoue. Isolée, Émilie reste sans nouvelles pendant de longues semaines. Elle doit faire face aux attaques sexistes et racistes. Messali relate que certains européens « disaient avec colère que cette Française pouvait bien être une voleuse ou une putain des faubourgs des mauvais quartiers de Paris. Tous les Européens qui étaient colonialistes disaient des horreurs sur quiconque faisait un geste sympathique envers les indigènes » avant d’ajouter : « On ne pardonnait pas à une Française d’avoir mélangé le sang du vainqueur et de la race supérieure avec la race du vaincu. Cela était encore une atteinte à leur dignité et à la grandeur de la France ». Cette mauvaise image dans le milieu des pieds-noirs est confirmée par son fils, Ali.
En 1946, la popularité de Messali est à son sommet et les cadres du parti se méfient de son charisme. Émilie rentre dans la région d’Alger. Le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), nouvellement créé, se caractérise par une sensibilité accrue à la question religieuse. Messali est libre-penseur. Cependant, étant donnée la forte pression que l’Islam exerce sur la société, il admet la religion comme un vecteur politique porteur pour l’indépendance. Mais cette nouvelle orientation entre en contradiction avec sa propre vie. Son couple est critiqué pour sa liberté. Lorsqu’on aperçoit le leader boire un café avec sa compagne au café de la Régence près de la grande mosquée, cela est mal vu et il ne recommence pas. De même, lorsqu’il commande un demi de bière dans un bar. Le MTLD s’attaque à l’entourage de Messali et notamment aux anciens qui sont restés très proches d’Émilie qui est elle-même progressivement séparée de son compagnon. Ahmed Bouda, pourtant ancien de l’ENA, conduit une double bataille contre les centralistes du MTLD et contre la place accordée à Mme Messali. Au reste, en dehors de ce titre officieux et honorifique, Émilie n’a aucune fonction officielle au sein de l’organisation bien qu’elle continue à prendre position, en s’opposant, par exemple, aux communistes lorsque ceux-ci défendent des thèses assimilationnistes. Dépendante financièrement du parti, et alors que sa santé se dégrade, le trésorier s’avère assez avare et on trouve injuste de lui verser une mensualité.
Sa propre demeure, à Alger, est le siège permanent du parti, où elle ne se sent plus chez elle. Elle rejoint son deux pièces de la rue de la Montagne. Certains suggèrent qu’elle retourne en France ou à Tlemcen. Une des brouilles les plus importantes avec Messali se concentre sur l’utilisation de l’argent de l’héritage de ses sœurs, le leader souhaitant acheter un terrain, Émilie voulant que l’argent soit utilisé pour l’éducation des enfants. On fait des propositions de remariage à Messali. Usée, Émilie ne peut rien contre sa marginalisation, elle cesse toute activité militante. Messali essaie de maintenir une vie de couple mais son exil à Niort (1952) achève la séparation. Elle tombe dans le coma en apprenant la nouvelle. Sa fille l’assiste et réclame qu’elle ne soit pas soignée par des religieuses. Elle se réveille hémiplégique. Alors que son état de santé est de plus en plus alarmant, elle émet le souhait d’être enterrée en France. Le 14 juin 1953, elle écrit à Messali : « Si tu savais comme je t’attends, il me semble que c’est ma mère qui va venir ». Elle dépend alors totalement de lui et craint beaucoup son abandon, doit supporter ses infidélités et elle semble meurtrie, comme si, se sentant inutile, elle voulait se laisser mourir : « Pardonne-moi. J’ai lutté. Maintenant j’abandonne, je ne sais pas si je verrai ton retour, mais c’est ainsi la vie. » Elle tombe à nouveau dans le coma, le 23 septembre 1953. Le jour même où Messali se voit refuser le droit de lui rendre visite, le 2 octobre 1953, Émilie Busquant meurt à 52 ans. « Point de frontière pour la liberté dans mon cœur de française » écrit Messali dans un télégramme à ses enfants leur rappelant, ainsi, une phrase que leur mère aimait à prononcer.
D’abord exposée dans une chapelle ardente trop petite, elle est transportée à la Maison des syndicats d’Alger où la population lui rend hommage pendant trois jours. Son cercueil, recouvert du drapeau algérien, suivi par 10 000 personnes, est emmené au port. Sa dépouille transite par des lieux anonymes : foyer civique, pompes funèbres, compagnie maritime. À l’image de sa marginalité : Française sans famille et sans religion à Alger, compagne d’un homme considéré comme dangereux par la France. Durant toute la journée, c’est la foule d’Alger qui lui rend hommage devant le catafalque où se tiennent ses deux enfants. Avant que son corps n’embarque à bord du Ville d’Alger, les dockers débraient pendant 10 minutes après s’être recueillis devant son cercueil. À Marseille, les autorités interdisent tout rassemblement. Messali obtient la permission de se rendre à l’enterrement à Neuves-Maisons. Au cours de la cérémonie, il la désigne comme « un symbole de l’union des peuples algérien et français dans leur lutte commune ».
Tant que l’émancipation algérienne restait, comme dans les années 1920-1930, un mouvement qui n’était pas de masse, il gardait un esprit internationaliste ; Émilie y a joué un très grand rôle. Plus tard, le caractère chauvin de l’organisation et sa professionnalisation vont l’exclure. Le 28 novembre 1952, elle écrivait à Messali :
Bon Dieu, pourquoi suis-je vieille et malade. Je voudrais pouvoir faire entendre les gémissements de toute une race qui ne veut pas mourir et qui ne mourra pas malgré toutes les souffrances qu’elle supporte pour le plus grand profit de quelques-uns. C’est une honte. Maintenant le peuple français sait ce qui se passe ici et s’y intéresse. Peut-être que la solidarité fera plus qu’autre chose, mais c’est une honte pour la France. Jamais, au grand jamais, de pareils faits ne s’oublieront. Je ne veux pas mourir avant de voir l’indépendance de l’Algérie. Car, bon gré, mal gré, cela est inévitable.
Le 18 mars 1953, elle lui affirmait : « il n’y a pas besoin d’être professeur en Sorbonne pour s’élever contre l’indigénat ».
Sources
GALLISSOT René, BUSQUANT Émilie dite Mme Messali, Le Maitron, Dictionnaire Algérie, 2013-2019, en ligne [24 novembre 2019].
LOUIS Marie-Victoire, « À propos des Mémoires de Messali Hadj », Sou’al L’Algérie, vingt-cinq ans après, septembre 1987, pp. 155-164.
LOUIS Marie-Victoire, « Émilie Busquant : Madame Messali, la mère du peuple algérien ? », Parcours – L’Algérie, les hommes, l’histoire, n° 12-14, octobre 1990, pp. 103-112.
LOUIS Marie-Victoire, « Madame Messali », Cahiers du Gremamo, n° 7, 1990, pp. 146-159.
MESSALI-BENKELFAT Djanina, Une vie partagée avec Messali Hadj, mon père, Riveneuve, 2013, 398 p.
REY-GOLDZEIGUER Annie, Le retour de l’histoire : Messali Hadj (1898-1974), Les Cahiers du centre fédéral Henri Aigueperse, n° 33, 2000, pp. 42-47.
ZANOUN Rabah, Émilie Busquant, une passion algérienne, Ere Production, France Télévisions, 2014, 55 mn.