La guerre au Mali a singulièrement manqué d’analyses géopolitiques critiques, tout étant recouvert par le matraquage médiatique. Bien peu de voix y compris chez les anarchistes se sont élevées contre l’intervention française et pratiquement aucune action ne s’est déroulée en protestation. Un livre collectif vient de paraître à La Découverte : La guerre au Mali – Comprendre la crise au Sahel et au Sahara : enjeux et zones d’ombre. Il pourrait permettre d’agir de façon lucide sur cette question. Un chapitre de l’ouvrage se consacre aux touarègues : La « question Touarègue » : quels enjeux ? par Hélène Claudot-Hawad. Le texte est entièrement consultable sur internet [pdf 20 p.]. L’analyse est édifiante, non seulement concernant l’histoire Touarègue, la colonisation mais aussi et surtout l’impérialisme néo-colonial.
Ainsi sur le fonctionnement des sociétés Touarègues avant la colonisation :
« Pour traduire l’organisation complexe de ce système politique, les Touaregs ont recours à la métaphore du « corps » composé d’organes différents mais interdépendants, indispensables les uns aux autres pour assurer le bon fonctionnement du tout. Chaque partie du corps social est construite sur le même modèle, de la plus grande à la plus petite, perspective soulignant deux principes essentiels de ce mode d’organisation : d’une part, la relative autonomie dont jouissent les diverses entités sociales et, d’autre part, la nature révocable et renégociable des liens qui les associent sur la base de contrats déclinés en termes politiques, parentaux, socioprofessionnels… Ce dispositif permet de changer de position sociale, de fonction ou de catégorie d’activités selon les parcours et selon les circonstances, aboutissant à des configurations hiérarchisées mais fluides, chaque statut étant vu comme l’une des étapes d’un parcours universel. Dans ce contexte, le poids politique et social d’un individu ou d’un groupe se mesure à l’ampleur des réseaux de coopération et d’échanges qu’il peut bâtir et mobiliser. »
La conclusion éclaire sans équivoque ce qui s’est joué lors de l’opération Serval en janvier 2013 :
« Le spectacle du danger présenté à l’opinion publique à travers des images fortes a opacifié les réalités en les déconnectant du contexte de compétition mondiale intense pour l’accès aux ressources minières du Sahara. En fait, l’enjeu essentiel de la question saharo-sahélienne ne se joue pas à l’échelle locale. Il concerne l’économie mondiale et le redécoupage des zones d’influence entre les puissances internationales avec l’entrée en scène de nouveaux acteurs (américains, chinois, canadiens, etc.) qui bousculent l’ancien paysage colonial. En intervenant au Mali, la France s’est positionnée dans ce jeu d’influences et d’intérêts politiques et économiques en cours de reconfiguration au Sahara central.
L’accès convoité aux richesses minières (pétrole, gaz, uranium, or, phosphates…)
présentes dans les sous-sols du Niger, de la Libye et de l’Algérie – et aussi du Mali d’après des prospections plus récentes –, est au centre de la bataille invisible qui se déroule dans le désert. Les communautés locales n’ont jusqu’ici jamais compté en tant que telles, mais seulement comme leviers de pression qu’ont systématiquement cherché à manipuler les États en concurrence. C’est ainsi que les revendications politiques touarègues ont toujours été contenues dans les limites strictes d’une autonomie régionale, d’ailleurs jamais appliquée par les États ; et c’est pourquoi l’autre manette d’action que représentent les islamistes est devenue une réalité saharienne. En revanche, la question des liens étroits entre les groupes islamistes au Sahara et des États qui ont fait de leur manipulation une stratégie sécuritaire et politique, n’est pratiquement jamais évoquée. De même qu’un silence de plomb règne sur les interventions constantes des services secrets français, algériens et libyens pour contrôler à leur profit la rébellion touarègue depuis 1990, la divisant en groupes rivaux destinés à se neutraliser les uns les autres. (…)
Sous la pression des nouveaux contextes politiques nationaux et internationaux, les mouvements insurrectionnels touaregs ont fortement modifié leurs axes de mobilisation et d’action, dans la forme comme dans le contenu. Ils sont passés d’un projet d’indépendance politique de tout le « pays touareg et de ses lisières » (Kawsen) à des revendications politiques et territoriales de plus en plus restreintes, en s’adaptant aux nouveaux paysages étatiques ou aux modes mondialisés de contestation de l’ordre
occidental dans le registre djihadiste, au prix de nombreuses frictions avec une partie de l’opinion touarègue. Dans le difficile face à face que ces mouvements mènent avec les États et leurs tutelles internationales, ce qui pose encore problème, au-delà du caractère supra-étatique de l’identité touarègue, est bien sa dimension territoriale, car la terre et ses richesses fossiles sont au centre de la guerre du Sahara. Finalement, le « danger » à éradiquer semble être plus indépendantiste qu’islamiste. Derrière la poudrière saharienne et ses imbroglios inouïs, se profile l’échec cuisant des États postcoloniaux dits indépendants et de leurs élites, modelés spécialement pour préserver les intérêts des puissances internationales anciennes et montantes, au détriment complet de leurs peuples, souffrants, réprimés, brisés, manipulés, interdits de voix, d’espoir, de futur et dont le désir de vie se transforme peu à peu en désir de mort, pour des soulèvements à venir de plus en plus désespérés. »